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Photographier, c’est couper ?

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L’acte de couper est inscrit au cœur-même de la photographie puisque le simple fait de cadrer à travers le viseur ou sur un écran implique déjà de séparer une portion du réel de ce qui l’entoure. Face à la photo ainsi constituée, deux voies s’ouvrent alors : le fragment comme résumé qui concentre l’ensemble de ce qui est absent ; ou bien l’inverse, la photo dont la découpe rend le réel difficile à comprendre et donc, qui transforme ce réel. Passons donc en revue quelques stratégies visuelles liée au fait de couper. Couper serait-il le propre du photographe ?

| par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué



Natsumi Hayashi
Natsumi Hayashi


Bien sûr, couper est une nécessité. Mais une nécessité qui se transforme en atout : nul besoin de montrer un élément pour qu’il soit présent dans la photo. Faites le test avec de jeunes enfants (moins de douze ans) : après leur avoir montré une photo dans laquelle des élément sont coupés (par exemple un personnage dont on ne voit que le bas du corps), demandez-leurs de redessiner, de mémoire, les éléments principaux de la photo. La grande majorité dessinera le personnage coupé en entier : puisqu’il est en partie sur la photo, il est entièrement présent. Formidable opportunité pour le photographe : couper permet d’utiliser des fragments qui suggèreront l’ensemble en même temps qu’ils deviennent une forme capable de donner son architecture à la photo.



Franco Zecchin
Franco Zecchin


Couper va aussi permettre de se focaliser sur les éléments signifiants de la photo. Signification symbolique pour l’image de Martin Parr ci-dessous : centrer sur les jambes et le bassin de la jeune femme articule le discours mêlant la fièvre des supporters, l’univers de l’automobile (ici la Formule 1) et la sexualité. Une connivence largement établie par la publicité.



Martin Parr
Martin Parr


Dans la photo de René Burri, la coupe est tout aussi suggestive et met en valeur les détails introduisant différentes lectures. Sociologique : même si les sujets sont coupés, leur pose est révélatrice. Madame attend patiemment pendant que monsieur prend une photo : toute une époque… Humoristique : les chaussures neuves et leur délicat stratagème anti-ampoules. Erotique : cette brise inopinée qui relève discrètement la jupe.



René Burri
René Burri


Couper les visages a un autre intérêt : celui d ‘éviter la question de l’identification. Si, même en photo, couper une tête est une opération quelque peu violente, elle est ici compensée par l’ombre qui conserve l’intégralité des corps tout en évitant au spectateur d’être happé par des questions aussi périphériques que : laquelle des trois a le plus beau sourire ? le visage de la fille de gauche me rappelle-t-il quelqu’un ? etc… Comme dans la photo de Martin Parr, la coupe focalise et crée le discours.



Constantine Manos
Constantine Manos


Menée à son extrémité, la coupe va même conduire à déconnecter la photo du réel et à la constituer en énigme visuelle. Ainsi, dans cette photo de Ralph Gibson, le photographe coupe la main, la faible profondeur de champ l’isole du paysage et le miroir lui-même redouble encore une fois le mouvement de coupe. Une photo aussi poétique qu’énigmatique.



Ralph Gibson
Ralph Gibson


Couper devient même parfois le sujet de la photo. Le subtil diptyque de Geneviève Cadieux ne parle que de cela : ce qui sépare, ce qui voudrait être assemblé. La coupe dessine une frontière mais suggère aussi la possibilité d’un récit, d’une continuité. L’espace intermédiaire pourrait être franchi.



Geneviève Cadieux
Geneviève Cadieux


Enfin, couper nous dit une ultime chose : que le réel est trop grand pour être emprisonné dans une image, que la vie est trop forte, que de tous côtés, elle déborde le cadre de la photo. Alors vite, vite, déclencher, essayer de saisir la vie qui passe. Vous reprendrez bien une tranche de réel ?



Lars Tunbjörk
Lars Tunbjörk



Thèmes : La question de la semaine




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Bruno Dubreuil enseigne la photographie au centre Verdier (Paris Xe) depuis 2000. Il se pose beaucoup de questions sur la photographie et y répond dans OAI13.

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  1. […] L’acte de couper est inscrit au cœur-même de la photographie puisque le simple fait de cadrer à travers le viseur ou sur un écran implique déjà de séparer une portion du réel de ce qui l’entoure. Face à la photo ainsi constituée, deux voies s’ouvrent alors : le fragment comme résumé qui concentre l’ensemble de ce qui est absent ; ou bien l’inverse, la photo dont la découpe rend le réel difficile à comprendre et donc, qui transforme ce réel. Passons donc en revue quelques stratégies visuelles liée au fait de couper. Couper serait-il le propre du photographe ?  […]

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