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QUESTION | Une photo doit-elle être lisible ou ambigüe ?

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« Ta photo est confuse ». « Je ne comprends pas ce que tu veux montrer ». Des phrases souvent entendues dans les workshops photo. Des avis éclairés, des conseils donnés par des pros de l’image. En photographie, la lisibilité serait donc une finalité importante, l’assurance d’une bonne communication entre auteur et spectateur. Car plus la photo est lisible, plus l’intention du photographe est claire. Bien sûr, de tels conseils sont tout à fait opérants pour qui veut maîtriser la photographie. Pourtant, à l’encontre d’une trop grande lisibilité, la recherche de l’ambiguité ou d’une suspension du sens est une autre conception de la photographie.

Vous ne connaissez pas The Pigs de Carlos Spottorno ? Vous allez adorer, forcément. The Pigs est le terme, inventé par la presse économique pour désigner, de manière péjorative, les pays du sud de l’Europe : Portugal Italie Grèce Espagne (Spain pour Le S final). Depuis une dizaine d’années, Spottorno s’attache à documenter la société et la culture de ces pays. Il dessine ainsi un paysage économique bien plus parlant que des courbes et des statistiques. Un aperçu très complet de ce projet, qui a reçu de multiples prix, est visible sur http://www.thepigs.eu.



Carlos Spottorno, Portugal, 2011
Carlos Spottorno, Portugal, 2011


Spottorno ne saurait être considéré comme un photographe ambigu. Son propos est toujours clair, dénonciateur, s’éloignant volontairement des clichés touristiques associés à ces pays. Mais ce propos est plus ou moins appuyé, se réduisant parfois à lui-même ou bien ouvrant sur autre chose. Extrême lisibilité pour la photo ci-dessus : contraste entre l’immobilité de cette mendiante et le mouvement (ascendant) du véhicule très tendance au second plan. Contraste des couleurs et du niveau de vie. Le décor est si dépouillé que le message est clair, trop clair : une photo à fort impact, mais …



Carlos Spottorno, Portugal, 2011
Carlos Spottorno, Portugal, 2011


Cette deuxième image n’est pas moins claire, mettant en avant le contraste entre le client du restaurant et les poubelles, à l’arrière-plan. Pourtant, la photo est déjà moins lisible que la précédente : d’une part, l’environnement est moins dépouillé ; d’autre part, elle est plus frontale et, comme les éléments de l’image sont sur le même plan, ils ont plus tendance à s’entremêler. La photo semble moins dénonciatrice qu’elle ne capte (presque avec tendresse) une scène de la vie quotidienne.



Carlos Spottorno, Portugal, 2011
Carlos Spottorno, Portugal, 2011


Sur cette troisième photo, le photographe a pris de la distance, le voici moins démonstratif, plus complexe. Ses intentions sont pourtant toujours aussi claires puisqu’il nous explique sur son site qu’il voulait dénoncer les faibles budgets alloués par la ville de Lisbonne à l’entretien du paysage urbain. Mais le cadre, plus large, nous donne plus à voir : le lieu comme envers du décor (les fameux tramways, si photogéniques), l’opposition entre deux générations, celle des tags et celle qui descend l’escalier. Vieillissement de la population des pays du sud de l’Europe, avenir économique qui semble irrémédiablement lié à l’activité touristique : l’image concentre des problématiques chères à Spottorno, sans les rendre totalement évidentes. Une photo qui a moins d’impact que la première, mais peut-être plus de résonance.

C’est tout l’intérêt de l’ambiguité : elle résonne plus longtemps en nous puisqu’elle nous questionne. Contrairement à la lisibilité qui rend la position du spectateur confortable puisqu’il n’a pas à interpréter ce qui lui est montré.

Des photographes ont choisi cette voie d’une photographie plus interrogative, dans laquelle le sens se construit à travers des métaphores élaborées plutôt que saisies sur le vif. Ainsi le photographe plasticien Thierry Fontaine évoque lui aussi des rapports sociaux et économiques, mais d’une tout autre manière : métissant à l’intérieur de l’image photographique (d’apparence documentaire) des mises en scènes intégrant ses propres objets imaginés et fabriqués.



Thierry Fontaine, le fabricants de rêves, 2010, Galerie Filles du Calvaire
Thierry Fontaine, le fabricants de rêves, 2010, Galerie Filles du Calvaire



Thierry Fontaine, Souvenirs, 2008, Galerie Filles du Calvaire
Thierry Fontaine, Souvenirs, 2008, Galerie Filles du Calvaire


Non directement documentaire, la photographie ne perd rien de sa portée politique et peut même alors se révéler plus féconde. C’est ainsi que la photographe hollandaise Viviane Sassen utilise contrastes ou pigments colorés pour nous parler des différences induites par la couleur de notre peau. Là aussi, notre rapport à l’Autre se fait métaphorique. Mais il serait bien difficile, au premier abord, de reconstruire sans risque le sens de l’image. Il s’élabore progressivement, sans jamais s’imposer avec évidence.



Viviane Sassen, série Flamboya, Milk
Viviane Sassen, série Flamboya, Milk



Viviane Sassen, série Flamboya, Rubedo
Viviane Sassen, série Flamboya, Rubedo


On voit bien que l’ambiguité n’est pas nécessairement complexe. Car ici, ce qu’elle vise, c’est une force visuelle capable d’excéder ce qui peut se mettre en mots. Et l’ambiguité devient simple.



par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué

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