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L’annonce du World Press est habituellement accompagnée par son lot de débats. Cette année, le débat est allé un peu plus loin que celui récurrent sur la retouche. Il a touché du doigt le problème de la mise en scène en photojournalisme.



© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe
© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe



► ► ► Cet article fait partie du dossier : Débats croisés sur la modification de l’image de presse

Le 25 février dernier, moins de deux semaines après l’annonce des lauréats du World Press Photo, le maire de Charleroi envoie un courrier à l’organisation afin de demander le retrait du 1er prix au photographe Giovanni Troilo dans la catégorie « Problématiques contemporaines ». S’intitulant The Dark Heart of Europe, le sujet récompensé décrit Charleroi comme une ville en crise où s’est installé un malaise social profond. La ville de Charleroi et des photojournalistes belges ont réagi à cette série, l’accusant de mise en scène et de désinformation.

Face à ce sujet, le photographe s’est défendu en affirmant faire du storytelling et avoir donné sa vision personnelle de Charleroi. Alors, the Dark Heart of Europe répondait-il aux critères du World Press Photo ? Selon l’organisation d’abord oui. Après un premier examen de la série, malgré les mises en scène, l’éclairage et la pose de sujets dans les images, il est apparu au World Press que le photographe était resté intègre dans la réalisation et la construction de son sujet. Mais quand il apparaît qu’une photo légendée comme étant faite à Charleroi a en fait été prise dans les alentours de Bruxelles, le WPP revient sur sa décision et retire le prix au photographe italien.

Quand le cas de Giovanni Troilo s’est présenté, le milieu photo s’est déchiré en deux camps. Les contres défendaient un photojournalisme pur sans mise en scène, les pours militaient pour une ouverture du photojournalisme à la photographie « documentaire », une expression plus libre, plus artistique et personnelle dont le travail de Giovanni Troilo ferait partie.

OAI13 a passé deux mois à écouter beaucoup d’acteurs et à recouper les informations. Aujourd’hui on souhaite exposer à froid les tenants et aboutissants de ce débat, et s’interroger si la mise en scène est acceptable en matière de photojournalisme.



Qui a répondu à nos questions :
– Patrick Baz, directeur photo AFP Moyen Orient et membre du jury du WPP 2015
– Lars Boering, directeur du World Press Photo
– Nicolas Jimenez, directeur photo du journal Le Monde
– Jean-François Leroy, directeur du festival international de photojournalisme Visa pour l’Image


Capture d'écran de la recherche Google pour "manifestation à Kiev" postée par Donald Weber dans son article Medium
Capture d’écran de la recherche Google pour « manifestation à Kiev » postée par Donald Weber dans son article Medium


Le photojournalisme, « un art gelé » ?


« Les gens qui parlent de nouvelle base du photojournalisme sont à côté de la plaque. » – Jean-François Leroy


Donald Weber, membre du jury du WPP en 2015 écrit le 17 mars une chronique dans Medium sur cet art « gelé » c’est-à-dire immobile que serait le photojournalisme : « Les règles du photojournalisme nous éloignent de la vérité ». Dans cet article, Donald Weber identifie le photojournalisme comme une pratique où le graal serait cette image objective, éthique car elle ne dénature en rien la réalité des évènements : « Une image techniquement bonne, correspondant à l’idéal du photojournalisme du passé, attirera l’attention. Une image techniquement bonne peut faire croire au spectateur qu’il est témoin de ce qu’on appelle communément la vérité ». Le photographe continue : « Alors que notre monde évolue vers une plus grande accessibilité des autres cultures, le photojournalisme professionnel est malheureusement resté concentré sur lui-même. Par conséquent, la définition de ce qu’est une bonne photo est restée la même ». Donald Weber conseille aux photographes, en titrant sa dernière partie « Time to break up » (il est tant de se séparer, en français), de se désolidariser des médias, et donc de la photo de news, afin d’être en mesure de raconter des meilleures histoires ou de faire en sorte que le public rentrer plus facilement dans l’histoire.

Ce point de vue est réfuté par le directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’Image, Jean-François Leroy : « Les gens qui parlent de nouvelle base du photojournalisme sont à côté de la plaque. Quand tu vois le travail de Eugene Richards, te sens-tu le besoin de renouveller le photojournalisme ? Et quand tu vois le travail des Guillaume Herbaut ? Même avec leurs écritures « documentaires », on ne peut pas les placer sur le même plan que Giovanni Troilo. »

Quand The Dark Heart of Europe a été accusé de mise en scène, le directeur du World Press Photo l’a défendu en le qualifiant de « vision d’auteur ». Cette affaire a poussé le WPP a déclarer l’ouverture d’un débat sur la frontière entre photojournalisme et photographie documentaire.



© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe
© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe

Le World Press et la photographie documentaire


« Mais qu’est-ce que ça signifie « la photographie documentaire est une approche personnelle ». Tout travail photographique est une démarche personnelle. » – Patrick Baz


Mais qu’est-ce que concrètement la photographie documentaire ? Patrick Baz déclare : « La photographie documentaire est un synonyme de photojournalisme. Mais elle est plus longue et plus approfondie. »

Pour Lars Boering, le style est plus complexe à préciser : « C’est déjà difficile de définir le photojournalisme, alors la photographie documentaire, ça l’est encore plus. Elle peut à la fois être très proche du photojournalisme tout comme elle peut s’en éloigner quand elle devient une démarche très personnelle. La photographie documentaire a ouvert tout un nouveau champ sur la façon de raconter des histoires. Et ce champ est si large qu’il est difficile de la comparer au photojournalisme. La série de Giovanni Troilo était un travail d’auteur, le travail de quelqu’un qui avait une opinion très tranchée sur Charleroi et qui l’a montrée dans ses images. Il y a des institutions et des acteurs dans la photo qui applaudissent ce genre de démarche. Mais le fait que la photographie documentaire soit de plus en plus protéiforme est le signe qu’il faut lui définir des limites. »



► ► ► A voir aussi chez notre partenaire, le blog « Autopsie d’une photo » de France Inter : « 22% des images finalistes du World Press Photo ont été disqualifiées pour retouche »

À cet argument, Patrick Baz répond : « Mais qu’est-ce que ça signifie « la photographie documentaire est une approche personnelle ». Tout travail photographique est une démarche personnelle ».

Pour Nicolas Jimenez, directeur photo au journal Le Monde, le sujet de Giovanni Troilo ne peut pas être casé dans la photographie documentaire : « La photographie documentaire, tel que son nom l’indique, ça sert à documenter un sujet. Si tu documente un sujet avec ce que tu as dans la tête et pas avec ce que tu vois, ce n’est pas de la photographie documentaire. » Il continue : « Ils appellent ça photographie documentaire pour ne pas appeler ça photographie tout court ».



© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe
© Giovanni Troilo, The Dark Heart of Europe


Ne pas mélanger mensonge et mise en scène


« Garder la confiance des gens, c’est un vrai travail. L’acquérir, c’est un travail encore plus grand. Tu peux pas dire à un lecteur « regarde ceci c’est du photojournalisme »
quand ça n’en est pas » – Nicolas Jimenez


On peut envisager le sujet de Giovanni Troilo comme un cas concret pour le WPP qui ambitionne de devenir un think tank pour l’industrie de la presse. Le positionnement du photographe était-il extrême dans sa série photographique ? Le World Press Photo aurait-il du s’en apercevoir tout de suite ?

Sur ce point, Nicolas Jimenez est très franc : « Moi je l’aurais publié ce sujet. Sans savoir ce que l’enquête sur les images a révélé, je l’aurais publié. Pour me rendre compte de la mise en scène, j’aurais du moi-même enquêter sur la réalisation des images. Mais pour être honnête, quand je travaille avec des photographes, je leur fais confiance et je pars du principe qu’ils ne me mentent pas ».

En soi, Nicolas Jimenez n’a rien contre la mise en scène. Il s’en sert régulièrement dans les pages du Monde pour raconter des sujets de façon différente. Mais il tient à ce que cela soit toujours précisé : « Le sujet de Troilo je l’ai trouvé excellent. Il fallait juste dire que c’était de la mise en scène. Dans un journal, tu as un rapport de confiance qui s’instaure avec tes lecteurs. Le métier de journaliste n’est pas le plus aimé dans notre pays. Garder la confiance des gens, c’est un vrai travail. L’acquérir, c’est un travail encore plus grand. Tu peux pas dire à un lecteur « regarde ceci c’est du photojournalisme » quand ça n’en est pas ».


« Je pense que notre think tank doit réfléchir aux changements qui s’opèrent dans l’industrie des médias. On doit parler éthique, manipulation et technique. » – Lars Boering


Mise en scène pourquoi pas, mais cacher le fait de faire une mise en scène, non. Sur ce point, toute la profession semble d’accord. Mais il est de l’intention du World Press Photo de tenir un débat au sein de la profession afin d’établir des règles.

Patrick Baz déclare : « Je pense que ce métier à besoin d’un vrai règlement. Que tous les prix de photojournalisme se mettent d’accord sur une charte afin qu’on puisse mettre un terme à toutes ces digressions ».

Lars Boering explique : Je pense que notre think tank doit réfléchir aux changements qui s’opèrent dans l’industrie des médias. On doit parler éthique, manipulation et technique. Ces questions, nous avons déjà commencé à les soulever, mais il faut les aborder en profondeur. Je sais que les opinions s’expriment largement. Il faut ouvrir un débat professionnel et trouver un terrain d’entente.

Néanmoins, la perspective d’institutionnaliser le WPP comme un organe de réflexion pour toute la presse internationale ne ravit pas forcément ses acteurs. Nicolas Jimenez s’interroge : « Pourquoi faudrait-il institutionnaliser la parole du WPP ? Au sujet de la série Troilo ils se sont exprimé pour dire que le fait que ce soit le cousin du photographe dans la voiture n’était pas grave, que la série n’en était pas moins journalistique. Et bien moi, en tant qu’acteur de la presse, je trouve que c’est un scandale. Si un jour j’apprends à mes dépens qu’un photojournaliste a fait poser sa famille dans une image que j’ai publié sans m’en avertir, je deviendrais hystérique ! En prenant ces positions ouvertes, le WPP s’exprime pour toute la profession sauf que je ne suis pas d’accord avec leurs propos et je fais partie de la presse. » Il continue : « À titre personnel, je pense de plus en plus que le WPP devient un prix photo au lieu de rester un prix de photojournalisme ».

La série de Giovanni Troilo n’a pas seulement créé un débat au sein de la profession. En discutant avec les professionnels, tous sont d’accord pour dire : mise en scène pourquoi pas, mais pas de mensonge. Par contre, la façon dont le World Press Photo a géré le cas Giovanni Troilo a entaché l’institution. Certains professionnels ne font plus confiance en l’organisation, d’autres affichent publiquement leur désaccord. Jean-François Leroy déclarait lors de sa conférence de presse le 5 mai dernier : « Je ne me reconnais plus dans le World Press Photo d’aujourd’hui ». Ce sera alors le rôle du think tank envisagé par l’organisation de se remettre en phase avec le milieu professionnel du photojournalisme.