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Emma Grosbois a vécu à Florence pendant trois ans. Plusieurs fois par jour, sur le chemin qui la mène à sa voiture, elle croise et salue un mendiant qui porte autour du coup un « Santini », une image de saint dont les Florentins font grand usage. Emma s’interroge alors sur le rapport complexe qu’entretient Florence avec la mendicité : la ville ne les accueille qu’avec réticence alors que partout circulent ces petites images issues d’une religion valorisant le geste de donner l’aumône. OAI13 a interviewé la photographe française sur sa série Santa Elemosina (« Sainte Mendicité ») pour laquelle elle a photographié des mendiants sur le modèle de ces icônes pieuses.



► ► ► Cet article fait partie du dossier La mendicité, prisonnière de l’image

emmagrosbois_0© Emma Grosbois


« Ce que l’on voit et remarque dans l’espace public est conditionné par des moules visuels et culturels qui se superposent. Alors je m’attache à créer une autre image des mendiants par le biais d’associations visuelles nouvelles afin d’amorcer, peut-être, une perception différente de la mendicité.»


Emma Grosbois est une jeune photographe originaire de Rennes partageant sa vie entre la France et l’Italie. Quand, quelques années plus tôt, elle s’installe à Florence pour étudier la photographie, elle est frappée par le nombre de mendiants qui sollicitent la générosité des habitants et des touristes, assis aux feux rouges des grandes avenues.

Intriguée par la manière dont la ville parvient à faire coexister une telle situation sociale et un héritage culturel à forte empreinte religieuse, elle entreprend des recherches iconographiques sur les gestes de la mendicité dans la peinture italienne.

Ses découvertes donnent naissance à « Santa Elemosina », une série de photographies représentant les mendiants florentins sur le modèle d’images religieuses. Ces personnes que l’on ne regarde plus ou peu se retrouvent alors à la place des saints que certains glissent précieusement dans leurs porte-feuilles.



Comment as-tu commencé à t’intéresser à la mendicité ?

J’ai vécu à Florence pendant trois ans. C’est une ville très touristique qui génère beaucoup de richesses et qui attire donc aussi beaucoup de mendiants. Les touristes et les mendiants me semblaient être comme les deux facettes de la même pièce de monnaie dans les espaces publics. À Florence, il y a en effet tout un sujet social autour de la mendicité : c’est quelque chose qui dérange.

Derrière l’endroit où je vivais à cette période, il y a un grand boulevard sur lequel un homme mendiait tous les jours au pied d’un feu rouge avec une icône autour du cou : c’est le premier que j’ai photographié et mon projet est parti de cette rencontre.


emmagrosbois_3© Emma Grosbois


Le thème de la mendicité m’apparaissait comme une entrée grâce à laquelle je pouvais parler de cette ville d’Italie et de sa situation économique et sociale. Mon projet est la combinaison de différents paramètres qui tournent autour d’une situation présente et d’une recherche historique.


C’est à partir de là que tu as entrepris ton histoire de l’iconographie sur la mendicité ?

Oui, c’est comme ça que j’ai commencé à faire des recherches sur l’iconographie picturale du geste de la mendicité – je suis remontée jusqu’au Vème siècle environ. Je me suis rendue compte que dans de nombreuses œuvres, c’était celui qui donne l’aumône, un saint la plupart du temps, qui était la « star » du tableau, le motif principal.


Giovanni Andrea Donducci dit Mastelletta_Elemosina_di_una_santa_1610-12_fin du manièrisme début du baroque« Elemosina di una Santa » (1610 – 1612), Donducci Giovanni Andrea detto il Mastelletta


Ce qui m’intéressait finalement, c’était non seulement l’archéologie de ce geste, mais aussi la tension que je voyais entre l’icône, la personne qui mendie et le sujet sollicité. Pour « Santa Elemosina », j’ai essayé d’associer ces différents « ingrédients » pour créer une forme.



Est-ce que tu as remarqué un changement dans la manière de représenter la mendicité dans l’histoire lors de tes recherches ?

Oui. Il y a beaucoup d’images sur la mendicité aujourd’hui qui semblent plus exister à titre de flux informatif. L’attention s’y concentre sur la personne qui mendie avec une inconnue, un invisible : qui va donner ? À l’inverse de toutes ces représentations et peintures où l’attention se porte sur le personnage qui donne.


Pasqualino Rossi_Elemosina di una Santa_baroque« Elemosina di Santa Lucia ai poveri » (1679), Pasqualino Rossi


Le fait d’émouvoir pour susciter le geste d’aumône est également contenue dans l’image religieuse catholique. Pourtant, bien que la société italienne soit toujours relativement empreinte de cette religion, la perception que l’on en a changé. Le mendiant est aujourd’hui prisonnier de l’indifférence.


« J’ai réalisé qu’il y avait vraiment un travail à faire sur le rapport que Florentins et mendiants entretenaient. Je voulais établir un dialogue, mettre en place une sorte de mise en abîme continue: les photographies des mendiants reprennent les codes du type même d’images qu’ils portent. »



Pourquoi faire des portraits de mendiants sur ce modèle de « Santini » ?

Les « Santini » sont des petites images talismaniques que les croyants placent dans leur porte-feuille et qui représentent généralement des saints. Mon idée, c’était de reprendre les mêmes codes iconographiques que ces images-là mais en remplaçant les saints par des mendiants pour créer une sorte de confusion, une interrogation. Et ça a fonctionné. Quand les images ont été exposées, il y en avait aussi en libre service; et certaines personnes, souvent âgées, ont cru pendant un moment que c’était réellement des images religieuses. Après tout, quelle différence y a-t-il entre une personnage sainte à une autre personne, quelle qu’elle soit ?


emmagrosbois_1© Emma Grosbois


Ces mendiants portent eux-mêmes des icônes autour de leur cou. Mon travail part de ce constat. Le fait d’en porter sur soi, en l’accrochant à un lacet ou une corde, m’a vraiment impressionné. Au fil de mes recherches, cette première impression a fini par prendre du sens et j’ai réalisé qu’il y avait un travail à faire sur le rapport que Florentins et mendiants entretenaient. Je voulais établir un dialogue, mettre en place une sorte de mise en abîme continue: les photographies des mendiants reprennent les codes du type même d’images qu’ils portent.



Comment es-tu entrée en contact avec ces mendiants que tu as photographié ? Tu les abordais simplement dans la rue par exemple ?

Le premier que j’ai photographié oui. On se saluait tous les jours. J’avais ma voiture garée à côté de là où il était donc il faisait vraiment partie de ma vie quotidienne. En restant avec lui, j’en ai rencontré un autre et j’ai fini par sillonner par moi-même les grands axes routiers de Florence – les mendiants se mettent souvent aux feux rouges, là où il y a beaucoup de passage.



Comment se sont-ils prêtés au jeu ?

La plupart du temps, ils étaient coopérants et les photos se sont faites assez facilement. De manière spontanée, ils ont tous pris des positions dignes. Ils avaient un rapport à l’image et au portrait qui faisait penser à celui que l’on pouvait avoir au début du XXème : ils prenaient vraiment la pose comme si cette photo était une image qui ne serait prise qu’une seule fois et qui donc, allait compter.


emmagrosbois_8© Emma Grosbois


« J’essaie, dans ma manière d’aborder le présent, d’articuler différentes époques et donc de voir, à travers l’image, ce qui perdure du passé aujourd’hui, ce qui est « archaïque ». »



Est-ce que tes recherches iconographiques et ton travail ont changé ta vision de la mendicité ?

Bien sûr oui. Je pense que c’est ce que je cherchais. J’essaie, dans ma manière d’aborder le présent, d’articuler différentes époques et donc de voir, à travers l’image, ce qui perdure du passé aujourd’hui, ce qui est « archaïque ». Par exemple, j’ai remarqué que certaines postures de mendiants que l’on voit représentées aujourd’hui – comme le fait d’être allongé ou de se présenter avec un membre coupé – étaient aussi représentées hier.



Les postures sont les mêmes mais on les regarde différemment.

Oui. La position reste la même mais le regard que l’on porte dessus est différent. C’est vraiment étrange de s’imaginer qu’à siècles de distance, les postures physiques peuvent être les mêmes. Cette idée d’un geste qui traverse le temps, c’est la définition même de quelque chose d’« archaïque ». Ce regard porté sur le passé a changé celui que je porte sur la mendicité actuelle.


emmagrosbois_6© Emma Grosbois


« Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’idée de frontière morale: la mendicité est aujourd’hui perçue de manière péjorative et négative. Il y a un malaise autour d’elle, et avec elle, autour de l’argent et de la pauvreté. »



Est-ce que le fait de photographier, aujourd’hui, des mendiants sur le modèle d’images religieuses, ce ne serait pas un moyen de « redonner » au mendiant une place au sein de l’espace social ?

Il serait exagéré de dire que je puisse prétendre redonner une place au mendiant grâce à mes photos. Je m’attache plutôt à créer une autre image de ces personnes afin d’amorcer, peut-être, une perception différente de la mendicité. Toujours avec l’idée que ce que l’on voit et remarque dans l’espace public est conditionné par des moules visuels et culturels qui se superposent.

Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’idée de frontière morale: la mendicité est aujourd’hui perçue de manière péjorative et négative. Il y a un malaise autour d’elle, et avec elle, autour de l’argent et de la pauvreté. Par exemple à Florence, la ville essaie de faire entrer la mendicité dans la définition du délit. Pourtant, depuis 1995, l’acte de mendier n’est plus considéré comme tel constitutionnellement.



Est-ce que tu as montré tes images aux mendiants photographiés à la fin ?

A certains oui. Après il y en a aussi qui disparaissent et qui réapparaissent…



Comment ont-ils réagi ?

Ils ont ri !



Pour aller plus loin :
– Emma Grosbois vit et travaille à Palerme,
– Elle a étudié la photographie à la « Fondazione studio Marangoni » de Florence en Italie
– Son site : emmagrosbois.ultra-book.com

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