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La photographe norvégienne Andrea Gjestvang a retrouvé, quelques temps après la tuerie d’Utoya, les jeunes rescapés de ce massacre commis par Anders Breivik en 2011. Elle a voulu voir, puis montrer, leur retour à la vie quotidienne en s’interrogeant sur ce que ce tragique évènement avait changé en eux. Ses portraits d’adolescents de quatorze à vingt-et-un ans ayant vécu l’horreur montrent leurs blessures et leurs cicatrices. Une manière de ne pas oublier ce qui s’est passé sur cette île ce jour-là.

| Toutes les images, © Andrea Gjestvang / Neutral Grey


▸ ▸ ▸ Cet article provient du dossier : Au coeur de la photographie, l’adolescence


Jorid Holstad Nordmelan (21) from Namsos hid under a bed in the school house throughout the entire shooting. After two and hours and five minutes the police blasted through the windows and rescued the youths. Jorid on one of the flower memorials on Youngstorget close to the government building after the terror attack in Oslo.
« Cela me rend heureuse d’écouter les autres se quereller sur les petits problèmes – et cela me rend d’autant plus heureuse si je m’énerve sur ce genre de questions insensées. Chaque jour qui passe, je deviens de plus en plus préoccupée par les problèmes du quotidien. Imaginez, le luxe. »
Jorid Holstad Nordmelan, 21 ans, s’est cachée sous un lit pendant le massacre. Au bout de deux heures et cinq minutes, la police est venue la libérer.




Le 22 juillet 2011, la Norvégienne Andrea Gjestvang travaille comme éditrice photo au journal Verdens Gang lorsqu’une bombe à la voiture piégée explose devant le bâtiment du gouvernement situé à quelques mètres de là. Elle et son équipe doivent évacuer l’immeuble, gravement endommagé. Journalistes et photographes de la rédaction se rassemblent alors dans un lieu temporaire afin de couvrir l’événement tragique qui est en train de se dérouler et qui marquera lourdement la population norvégienne. C’est à ce moment-là qu’Andrea voit, pour la première fois, les images de ce qui se déroule sur l’île d’Utoya : « Dans un premier temps, je n’arrivais pas à y croire, » se rappelle-t-elle aujourd’hui. Un tireur armé, déguisé en policier, avait ouvert le feu dans un camp de jeunes organisé par la « Ligue des jeunes travaillistes ». Soixante-neuf personnes vont mourir. Pour la grande majorité, des adolescents.

Dans les semaines suivantes, Andrea couvre les séquelles de l’attaque terroriste, s’intéressant au retour à la vie quotidienne des victimes rescapées de ce massacre : « Je voulais recueillir les histoires individuelles pour raconter l’histoire globale. Pour moi, c’était une attaque contre les jeunes Norvégiens ordinaires, et non pas tant un acte politique. J’ai décidé de montrer les survivants à leur retour chez eux, dans leur vie de tous les jours, pour comprendre comment ils avaient changé. En tant que photographe, norvégienne, ayant travaillé régulièrement sur des thèmes liés à la jeunesse, il m’était impossible de ne pas travailler en profondeur cette question. »



Portraits of children and youths who survived the massacre on the island of Utoeya outside Oslo (NO) 11.07.11., where 69 young people were killed. ÒI bear my scares with dignity, because I got them standing for something I believe in.Ó Ylva Schwenke (15) hid by a path called ÒThe Love PathÓ. She was shot in the shoulder, her stomach and in both of her thighs. Photo: Andrea Gjestvang/Moment 06.03.2012 Troms¿, Norway

« Lorsque je me réveille chaque matin, je contemple ma vie. Il m’arrive de faire le point sur toutes les choses que j’ai pu faire, mais aussi d’imaginer mon avenir. Il n’y a qu’une pensée qui ne cesse de revenir en boucle, c’est de me demander si la journée que je vais vivre sera la dernière. (…) Voilà ce qui m’est arrivé après le 22 juillet. J’ai perdu mon innocence; pour le meilleur et pour le pire (…) Je porte mes cicatrices avec dignité, parce que je me les suis faites en me dressant pour une cause qui m’était chère. Je me les suis faites en me dressant pour mon pays, la Norvège. J’ai choisis de poursuivre ma vie avec cette manière d’être, et c’est ce qui me fait avancer. Les choses sont ainsi.
La seule chose que je peux faire c’est de l’accepter et de m’adapter à ce qui arrive. Ça ne servirait à rien, ni à personne, si je sombrais dans une profonde dépression.
Alors voilà. Je garde la tête haute et je me concentre sur toutes les belles choses que la vie m’apporte. 
»
Ylva Schwenke, 15 ans, a été touché à l’épaule, au ventre et aux cuisses.



À la grande surprise de la photographe, les jeunes rescapés se montrent très ouverts à sa démarche : « Je pense qu’ils ont apprécié de pouvoir parler d’eux-mêmes et de la façon dont leur vie a changé, sans gros titre et sans drame, » continue Andrea Gjestvang. Elle leur demande si elle peut photographier leurs cicatrices, leurs blessures. « Beaucoup de portraits expriment des sentiments comme la tristesse ou le vide, mais nous avons besoin de voir les cicatrices pour comprendre ce qui s’est passé. Ils ne cherchaient pas à les cacher, alors pourquoi ne pas les montrer ? J’ai l’impression qu’ils avaient accepté leurs blessures. »




Portraits of children and youths who survived the massacre on the island of Utoeya outside Oslo (NO) 22.07.11, where 69 young people were killed. "I remember sitting by the shore with my back to everything that was happening. The only thing I could see was water and the land on the other side. I was convinced that I was going to bleed to death. But I wasnÕt afraid. Dying seemed like the easiest way out. After Ut¿ya IÕm no longer scared of death." Eirin Kristin Kj¾r (20) hid in a cave. She was shot in her stomach, arm, knee and ampit as she was trying to protect some younger friends. Photo: Andrea Gjestvang/Moment 04.03.12. Balsfjord, Norway
« J’ai beaucoup pensé au fait que c’était une bonne chose que je me sois faite tirer dessus aussi vite. Comme ça, je n’ai pas eu à courir dans l’île entière, terrifiée. Je suis resté assise sur la rive, le dos tourné à ce qui était en train d’arriver. La seule chose que je pouvais voir, c’était l’eau et la terre au loin. J’étais persuadée que j’allais perdre tout mon sang, ou qu’il allait revenir pour m’achever. Mais je n’avais pas peur. La mort semblait être l’issue la plus facile, c’était ainsi, même si il y avait encore plein de choses que je voulais encore vivre.
Ça ne m’arrivait pas au bon moment, mais la douleur était si insupportable, et l’idée d’avoir à vivre avec des séquelles m’effrayait plus que de mourir. Depuis Utoya, je n’ai pas peur de la mort.
 »
Eirin Kristin Kjær, 20 ans, a été touchée à l’estomac, au bras, au genou droit et à l’aisselle droite.



Partir enfant, revenir adulte

En quelques heures, sur cette île, ces jeunes ont perdu leur innocence. L’adolescence est l’une des étapes les plus importantes de la vie. Elle entraîne un changement psychologique : « C’est le moment où notre identité prend forme, continue la photographe. Une mère a dit de sa fille rescapée qu’elle était allée dans ce camp d’été en tant qu’enfant, et qu’elle en était revenue adulte. Bien sûr, c’est au cas par cas, mais la plupart d’entre eux m’ont dit qu’ils étaient devenus plus matures. Parce qu’ils avaient eu affaire à des sentiments et des expériences qui ne font pas partie de l’adolescence. »



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« À un moment, quand je me cachais sur l’île, j’étais sûr que j’allais mourrir. Je me suis dit que si je survivais, il fallait que je continue de me battre. Quoi qu’il arrive, je m’en sortirai. On doit se battre pour énormément de choses dans la vie. En ce moment je me bats pour me remettre dans la mienne et réussir en classe. Plus tard j’aurais à me battre pour accéder au monde du travail, avoir un prêt, acheter une maison, et ainsi de suite… Si tu veux quoi que ce soit dans la vie, tu dois te battre pour l’avoir. »
Kjeti l Lindstrøm, 16 ans, s’est caché derrière un arbre sur la colline pendant le massacre, avant d’être rescapé. C’était le jour de son anniversaire.



Sur le « pourquoi » du massacre d’Utoya, les adolescents rescapés ne cherchaient pas vraiment à comprendre le geste de l’auteur de la tuerie. « Pourquoi devraient-ils ? Que faut-il comprendre ? », s’interroge Andrea. Certains y ont vu une attaque à caractère politique au sujet des valeurs au sein d’une démocratie. D’autre ne l’ont au contraire pas du tout ressenti de cette manière. Dans le livre qui a découlé de ce travail photographique sur les rescapés, En dag i historien (« On day on history »), Andrea Gjestvang n’a à aucun moment mentionné le nom d’Anders Breivik. D’ailleurs, elle n’en parlait quasiment jamais lors de ces rencontres avec les jeunes. Certains rescapés ont suivi le procès du tueur, expliquant que cela les avait aidés de le voir impuissant et seul à la cour. « Parce que sur l’île, il était si fier et menaçant », rapporte Andrea des témoignages qu’elle a recueilli. Si une partie des jeunes militants a abandonné la politique, d’autres au contraire se sont sentis davantage impliqués dans la vie politique, persuadés d’avoir un rôle à jouer au niveau régional ou national.



One Day in History Portraits of young people who survived the massacre at the summer camp of Norwegian Labour Youths (AUF), on the island of Ut¿ya outside Oslo on July 22nd 2011.  " When I woke up in hospital and saw that my little finger was missing, I started to cry - how could I live without it? Then I realized I was shot in the neck vertebrae, and could have been paralyzed." Hanne Hest¿ Ness (20) Namsos spent 4 1/2 months in hospital. She was shot in the shoulder, little finger and in the neck vertebrae. She was covered by dead bodies when the police found her. 69 people were killed, and around 500 survived. Some were badly wounded and one year later many struggle to return to normal life. PHOTO: Andrea Gjestvang/MOMENT
« J’adorerais dire que ma vie possède une toute nouvelle dimension maintenant, que je lui ai découvert un sens caché suite à ces évènements. Mais je n’en sais rien. Rien ne ressemble à avant. Mon corps a complètement changé. Mes meilleurs amis sont partis. Plein d’autres amis sont partis aussi. Ce qui est arrivé est incompréhensible et n’aurais jamais dû se produire. Même moi je n’arrive pas à le comprendre. Tout ce que je veux c’est une vie normale, mais c’est compliqué quand le monde entier change autour de soi. Certaines choses positives sont survenues de cette épreuve, mais ça ne vaut pas le coup. Qu’est-ce qu’on peut y faire de toute façon ? »
Hanne Hestø Ness, 20 ans, a été touchée au bras, au petit doigt, qu’elle a dû se faire amputer et au cou. Après quatre mois et demi de rééducation, elle a pu sortir de l’hôpital.



Moins de rébellion, plus de sécurité

Peut-on parler d’une « génération Utoya » ? « C’était un terme très employé dans les médias, mais la plupart se sentaient très mal à l’aise avec cette expression », explique la photographe. Est-ce que la jeunesse actuelle, qui vit à l’heure de terrorisme, des tueries de masses, qui peuvent s’abattre à n’importe quel moment sur la terrasse d’un café, lors d’une réunion politique ou encore dans un lycée, vit son adolescence de manière différente par rapport aux générations précédentes ? La photographe conclut : « Oui et non. La terreur est arrivée, au plus près. Personne ne pouvait croire que cela pourrait se produire en Norvège. Mais je crois que les jeunes ont toujours leurs joies et leurs peines, sans rapport avec ce qui se passe dans le monde. Certains trouvent que la génération actuelle d’adolescent est moins rebelle et davantage à la recherche de sécurité que la génération précédente. Peut-être est-ce une réaction ? »



Portraits of children and youths who survived the massacre on the island of Utoeya outside Oslo (NO) 22.07.11, where 69 young people were killed. ÒThe fall of 2011 was the time when I had to get used to life without my best friend. We would hang out every single day, and now heÕs gone. Left is an empty void. The yearning for him is constantly there.Ó Marius Hoft (18) was hiding on a rock shelf to avoid the shooting at Ut¿ya. His best friend fell down and died during his attempt to climb down and reach MariusÕs hiding place. Photo: Andrea Gjestvang/Moment 05.04.12 Hamar, Norway
« Tout a changé. Notre ville natale, Hamar, est hantée par les souvenirs que nous a laissé Andreas : les bancs dehors, près du cinéma, le terrain de jeu, le parking à côté de la vieille brasserie, notre école. Une fois, après être allé au cinéma, je n’ai pas pu me lever de mon siège, mes yeux remplis de larmes, parce que j’avais traversé un endroit qui me rappelait Andreas. C’est à l’automne que j’ai commencé à m’habituer à l’idée d’une vie sans mon meilleur ami. On traînait tous les jours ensemble, et maintenant il n’est plus là. Il ne reste qu’un énorme vide. L’envie de le voir est toujours présente. Je souffre, pas à cause de ce que j’ai vécu, mais parce qu’Andreas est parti (…) Même si je me sens un peu mieux maintenant, je pense que les choses ne s’amélioreront vraiment qu’une fois que j’en aurai terminé avec mon adolescence et que je pourrai quitter Hamar. »
Pendant la tuerie à Utoya, Marius Hoft, 18 ans, s’est caché sur un rocher, pour éviter les tirs. Son meilleur ami, Andreas est tombé alors qu’il essayait de descendre pour se trouver une cachette.




Portraits of children and youths who survived the massacre on the island of Utoeya outside Oslo (NO) 22.07.11, where 69 young people were killed. "I like to sit here, because I feel that my dead friends are in the nature that is surrounding us. Here they are close - even if they are gone." Aina Helgheim (19) hid in a rock cleft in the water along with three other girls. Two hours after the shooting ended they were rescued by boats. Photo: Andrea Gjestvang/Moment 25.05.12 Eidsvoll, Norway
« Au début j’ai cru que je n’avais pas changé, que j’étais la même fille qu’avant. C’est en regardant des photos de moi datant d’avant le 22 juillet que j’ai remarqué quelques différences. J’étais moins sûre de moi et plus timide avant. 
J’ai grandi, dans le sens où j’ai une palette bien plus large d’émotions. Toutes les souffrances et les douleurs que j’ai pu ressentir m’ont permis aussi de vivre la joie et le bonheur de manière plus forte. Le renforcement des relations internes aux AUF [la Ligue des jeunes travaillistes] depuis le 22 juillet doit beaucoup au fait que lorsque des personnes font face à la pire des tristesses, alors les amitiés façonnent un rempart indestructible.
 »
Aina Helgheim, 19 ans, s’est cachée dans le recoin d’un rocher avec trois autres filles pendant la tuerie, avant d’être secourue.




One Day in History Portraits of young people who survived the massacre at the summer camp of Norwegian Labour Youths (AUF), on the island of Ut¿ya outside Oslo on July 22nd 2011.  "One week last Summer" tattoo on the arm of a girl who lost her little finger. 69 people were killed, and around 500 survived. Some were badly wounded and one year later many struggle to return to normal life. PHOTO: Andrea Gjestvang/MOMENT

En France, Andrea Gjestvang est représentée par Neutral Grey. Toutes ses archives sont disponibles sur PixPalace.