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Marianne Rosenstiehl photographie les règles, et nous explique pourquoi

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Avez-vous déjà vu un projet photo sur les règles ? Un tableau représentant le saignement d’une femme ? Non, n’est-ce pas ? C’est aussi le constat que fait Marianne Rosenstiehl quand elle commence à s’intéresser à la question. Dans son exposition La Malédiction au Petit Espace, dans le cadre du Mois de la Photo, la photographe nous montre comment ce tabou de la vie quotidienne des femmes marque notre société et nos comportements.


| Interview par Molly Benn | Toutes les images © Marianne Rosenstiehl



Les limaces - The Curse

Dans certaines campagnes françaises, les filles réglées doivent traverser les champs avec les jambes écartées pour que leur sang tue les limaces



► ► ► Cet article fait partie du dossier : MOIS DE LA PHOTO 2014 | #02 : Au cœur de l’intime

OAI13 : C’est quoi le point de départ de ces photos de règles ?

Marianne Rosenstiehl : Ça m’a pris quand j’étais toute jeune photographe. Dans ce moment où tu t’éveilles à la beauté des choses et où tu es dans un émerveillement. Un jour, j’ai vu un peu de sang sur ma cuisse et j’ai trouvé ça très beau.

Alors que la plupart des gens n’y verrait pas forcément de beauté…

On peut se dire que c’est dérangeant, c’est vrai, mais on peut aussi le regarder autrement. Les règles ne sont pas forcément une souillure. J’ai eu beaucoup de chance étant enfant car quand j’ai eu mes règles, mon père m’a simplement dit de ne pas me prendre la tête avec ça. Je me rends compte maintenant à quel point c’était une parole libératrice. Au lycée, j’étais très troublée à la vue de jeunes filles qui passaient cette étape comme une épreuve importante, voire invalidante. Je me suis longtemps demandée comment on pouvait vivre ce passage de façon aussi douloureuse. Et puis ma vie de photographe a débuté.

J’ai commencé à travailler très tôt. Quand j’étais en terminale, je faisais déjà des reportages pour Libération. Je suis entrée à l’agence Sygma à 23 ans et un peu plus tard chez H&K. J’ai passé des années à travailler dans un plaisir immense sans trop me consacrer à des projets personnels. Mais ces dernières années, j’ai un peu plus d’espace pour réfléchir à des travaux plus intimes. Donc j’ai enfin pu aborder la question des règles en photographie. C’est un sujet qui m’a pris beaucoup de temps car chaque image m’a demandé un long temps de réflexion.



Le sang des femmes - The Curse

Est-ce qu’il existe déjà des représentations visuelles des règles ?

Non, absolument pas. Rien qu’avec les mots, parler des règles est déjà difficile. Dans toutes les langues, on utilise des expressions et des codes pour ne pas le dire. En français on a le « débarquement des Anglais », les « ragnagnas », les « chutes du Niagara » où encore la « saison des fraises », en grec ce sont les Russes qui débarquent, en suédois on parle de la « fleur rouge honteuse », en finnois mentionne le « jour de la levée du drapeau », en chinois c’est « le secret d’un vieil ami », en danois on dit que tu n’es pas un vrai marin tant que tu n’as pas navigué sur la mer rouge… Bref, tu imagines bien que quelque chose qu’on a du mal à dire, on aura encore plus de mal à le montrer. Et moi, je me demande comment on peut aborder un sujet qu’on ne peut ni nommer, ni voir.

Les règles sont aujourd’hui un espace très secret dans lequel peuvent se développer des angoisses et des difficultés. L’origine de cette problématique est largement liée aux lois religieuses. Dans l’Ancien Testament, le Lévitique pose la loi de l’impureté féminine. La femme réglée doit être mise à l’écart et ne doit souiller ni l’homme, ni son environnement. Ce texte fait partie des bases de notre civilisation.

Dans toutes les religions, le rapport sexuel est absolument proscrit pendant les règles. Les lois religieuses sont extrêmement importantes dans la façon dont se sont construits tous les interdits dans la représentation des règles. Une amie russe, d’une famille orthodoxe, m’a confié que les filles et les femmes ne doivent pas communier pendant leur règles parce qu’elles sont impures. Dans l’Islam, elles ne doivent ni prier, ni toucher le Coran, ni entrer dans la mosquée pendant leurs règles. Ce sont des pratiques qui ont encore lieu aujourd’hui et qui ont pour effet de créer un déséquilibre de valeur entre les hommes et les femmes. En effet, par leur indisposition régulière, les femmes deviennent de moins bonnes croyantes.



Les Anglais - The Curse

Le débarquement des Anglais


Tu as fait des recherches historiques et sociologiques autour des règles…

Quand je me suis rendue compte qu’il existait extrêmement peu de représentation des règles (en réalité je n’en trouvais pas), j’ai interrogé des historiens de l’art. J’ai ainsi appris que dans les années 1970, des groupes militants en Allemagne et aux États-Unis ont réalisé des œuvres autour des règles. Ils étaient dans une volonté de provocation. Aujourd’hui, tu as quelques artistes qui abordent cette question, mais antérieurement, je ne trouve rien. Par contre, il existe beaucoup de travaux d’intellectuels (historiens, anthropologues, psychanalystes, sociologues…). J’ai eu la chance de rencontrer deux anthropologues qui ont réfléchi et écrit sur les règles : Alain Testart, qui a abordé la problématique du sang dans la répartition du travail entre les hommes et les femmes, et Françoise Héritier.

Qu’est-ce que tu souhaites communiquer à travers cette série ?

Chacun réfléchira comme il voudra. Je n’ai pas de mots d’ordre. Ce projet m’a pris beaucoup de temps. Je suis passée par des moments d’indignations absolues avant de digérer mes idées. C’est seulement après ce moment de réflexion que peut émerger une image, de façon très instinctive. J’ai voulu parler en photographie de la représentation des règles. J’espère donc que l’on prendra le temps de la regarder.



Sony saigne - The Curse

Certaines transsexuelles s’entaillent l’entre-jambe pour se voir saigner une fois par mois.


Ce travail est exposé au MOIS DE LA PHOTO 2014

Plus d’infos :


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Molly Benn a co-fondé OAI13 en septembre 2013. Elle en a été la rédactrice en chef jusqu'en 2015. Elle est maintenant Community Editor FR pour Instagram. Ses opinions sur OAI13 sont les siennes et pas celles d'Instagram.

4 COMMENTS

  1. […] A en croire les retours dithyrambiques qui ont accompagné son premier week-end aux Etats-Unis, ce n'est pas le seul point commun que le film d'Alfonso Cuarón entretient avec le chef-d'œuvre du réalisateur de Titanic. En effet, outre les promesses d'une immersion sensorielle inédite, d'une révolution technologique au service de l'intensité émotionnelle du récit, et plus globalement d'une expérience salle relevant du jamais vu, Gravity se paie en outre le luxe de relancer l'intérêt pour une 3D en relative disgrâce, de la même façon que Cameron a popularisé le procédé il y a quatre ans. Gravity : La technologie au service de l'expérimentation. Marianne Rosenstiehl photographie les règles, et nous explique pourquoi. […]

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