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Elles ont quinze ans, vingt ans voire un peu plus et sont Quinceañera ou Cholitas, des figures traditionnelles de femmes ancrées dans une ou plusieurs cultures latino-américaines. Entre rituel de passage à l’âge adulte et revendication culturelle, la photographe française Delphine Blast suit depuis maintenant deux ans ces jeunes colombiennes et boliviennes qui cherchent leur place dans la société en incarnant des traditions.




Inés Quispe, Julio César Talavera et Gloria Campos, presentent un programme culturel matinal pour la chaîne bolivienne RTP (Radio Television Popular). Cette chaine de télévision nationale a été créée en 1984 par Carlos Palenque et a été la première chaine de télévision bolivienne a donner la parole aux indigènes. Elle a pour objectif de diffuser la culture et le folklore bolivien. La Paz, avril 2016, Bolivia
Inés Quispe, Julio César Talavera et Gloria Campos, présentent un programme culturel matinal pour la chaîne bolivienne RTP (Radio Television Popular). Cette chaine de télévision nationale a été créée en 1984 par Carlos Palenque et a été la première chaine de télévision bolivienne à donner la parole aux indigènes. Elle a pour objectif de diffuser la culture et le folklore bolivien. La Paz, avril 2016, Bolivie
« Cholitas, la revanche d’une génération », © Delphine Blast, hanslucas.com


Qu’est-ce que cela signifie que de grandir et trouver sa place en Amérique Latine quand on est une jeune fille ? À cette question, il y a sûrement autant de réponses que d’adolescentes et jeunes femmes. Mais celles qui ont retenu l’oeil de Delphine sont celles qui puisent dans le passé leurs armes pour envisager le futur : « C’est en m’interrogeant sur la manière dont les femmes vivent leurs traditions et leur culture sur ce continent en développement que je me suis intéressée aux Quinceañera colombiennes, puis aux Cholitas boliviennes. », nous raconte la photographe. Elle nous explique vouloir porter un autre regard sur ces figures traditionnelles : souvent figées dans des représentations qui ne leur correspondent que vues de loin, on les considère souvent comme les anti-figures de la modernité.

À l’occasion des lectures de portfolios de l’ANI, l’Association Nationale des Iconographes, lors du festival de photojournalisme Visa pour l’image, Delphine a présenté quelques images inédites de sa nouvelle série « Cholitas, la revanche d’une génération ». Un coup de coeur pour la rédaction. Et une envie d’en savoir plus sur les histoires latino-américaines que la photographe nous raconte en images.


La Quinceañera : faire son entrée dans le monde en princesse

L’histoire commence en décembre 2014. Delphine se rend en Colombie photographier celles qui, le temps d’un jour et vêtues comme des princesses, se font appeler « Quinceañera ». Des jeunes filles dont les familles organisent des fêtes pleines de faste à l’occasion de leur quinze ans : « Ce phénomène peut prendre des proportions complètement incroyables dans les pays d’Amérique Latine, et notamment en Colombie. L’anniversaire des quinze ans est comme un mini-mariage pour les jeunes filles, il représente le passage de l’enfance à l’âge adulte. ».



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La mère de Mayra lui montre les chaussures qu’elle a choisies pour sa fille pour la cérémonie du changement de souliers. En effet, au cours de la soirée, afin de symboliser le passage à l’âge adulte, le père de la quinceañera lui enlève ses chaussures à talons plats pour la chausser de hauts talons, passant ainsi symboliquement du statut de jeune fille à celui de femme. Bogotá, Décembre 2014
« Quinceanera. Fêter ses 15 ans en Colombie. » © Delphine Blast, hanslucas.com


« Certains dépensent jusqu’à 5000 dollars pour une soirée ! J’ai interviewé des mères qui me disaient : « j’ai jamais pu le faire, ma fille si. ». »– Delphine Blast


Cette tradition se retrouve sur tout un pan du continent latino-américain : Colombie, Cuba, Chili ou encore Argentine. Les adolescentes qui intéressent pourtant Delphine ont grandi dans un endroit bien spécifique, dans le sud de la capitale colombienne, Bogotá, là où les familles défavorisées s’entassent dans les favelas : « Cette cérémonie se retrouve dans toutes les couches de la société, mais j’ai décidé de me concentrer sur les familles des milieux populaires défavorisées car pour celles-ci, cette fête représente beaucoup plus de sacrifice, et donc revêt beaucoup plus d’importance ». Leurs parents sont éboueurs, cordonniers, secrétaires, voire sans emplois, mais dépensent des fortunes pour offrir à leur fille l’anniversaire de leur rêve : « il y en a qui économisent pendant des années, qui font des prêts ou demandent à leur employeur des avances de salaire. Certains dépensent jusqu’à 5000 dollars pour une soirée ! J’ai interviewé des mères qui me disaient : « j’ai jamais pu le faire, ma fille si. ». »



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Brenda Lizeth Correa, Bogotá Novembre 2014. Les parents de Brenda sont tous deux éboueurs. Ils économisèrent pendant plus de 3 ans et demi et dépensèrent plus de 6,5 millions de pesos (près de 2 300 euros) pour organiser l’anniversaire de leur fille où 150 personnes furent invitées. Brenda veut devenir chirurgienne.
« Quinceanera. Fêter ses 15 ans en Colombie. » © Delphine Blast, hanslucas.com


Le projet photographique de Delphine s’est déroulé en deux temps : faire le portrait de quinze de ces jeunes filles vêtues comme des princesses devant les maisons qui les ont vu grandir, et suivre le déroulement de la Quinceañera de l’une d’entre elles, Mayra.



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Pour une photographie souvenir, Mayra pose au milieu de ses cavaliers et de ses parents. Bogotá, Décembre 2014
« Quinceanera. Fêter ses 15 ans en Colombie. » © Delphine Blast, hanslucas.com


Pour ces familles, organiser cette fête est ainsi « un symbole émotionnel, social et culturel très fort qui a d’autant plus de valeur que cela représente pour elles un moyen d’élévation sociale. ».


La nouvelle génération de Cholitas, entre activisme et renouveau culturel

Si les Quinceañera font de l’identification à un rituel largement répandu la clé de voûte de leur intégration dans la société, la nouvelle génération de Cholitas boliviennes l’atteint aujourd’hui en faisant valoir la spécificité de leur culture autrefois discriminée, aujourd’hui adulée : « Les Cholitas sont des boliviennes indigènes aymaras qui furent socialement discriminées pendant des années. Considérées comme « les femmes de la campagne », elles n’avaient pas les mêmes droits que les autres : interdiction de venir en ville, de se maquiller, et j’en passe, résume Delphine avant d’ajouter que, le regard porté sur la Cholita s’est aujourd’hui tellement transformé qu’elle est devenue un phénomène de mode. Avant, on naissait Cholita. Aujourd’hui on peut le devenir et choisir de s’habiller ainsi. J’ai voulu montrer la nouvelle génération de ces femmes qui aujourd’hui prennent leur revanche en s’habillant en Cholitas lors de mariages, d’anniversaires, de défilés, voire dans la rue. ».

Un renversement qu’elle attribue à l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir en 2006 : « Il est le premier président indigène aymara de l’histoire de la Bolivie. Avec lui, cette culture est peu à peu revenue sur le devant de la scène et avec elle, les Cholitas, emblèmes de cette culture. »



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La photographie de studio permet de mettre en valeur leur beauté, leurs bijoux et leur tenue. Celle-ci consiste principalement en un châle appelé la menta, la pojera, une jupe qui peut avoir jusque vingt, voire trente épaisseurs, et un chapeau melon pouvant couter jusqu’à 500 dollars. Ce portrait est le premier d’une série de trente-cinq.
« Cholitas, la revanche d’une génération », © Delphine Blast, hanslucas.com


« Ces femmes ne sont pas simplement acceptées par la société désormais, elles sont aussi fières d’être ce qu’elles sont. » – Delphine Blast


Fidèle à son premier volet, Delphine a complété sa série de portraits par deux reportages afin de capter l’énergie que déploient ces femmes pour redonner à leur culture ses lettres de noblesse. Son premier reportage a été réalisé à Radio Television Popular, une chaine de télévision qui s’est fait connaitre en donnant pour la première fois la voix à ceux qu’on appelle les « sans voix », les indigènes. Delphine raconte : « Dona Remedios Loza, une ancienne animatrice à la RTP, m’a raconté ce qui lui avait donné envie de se battre pour sa culture. Quand elle avait dix ans, sa grand-mère, alors couturière et confectionneuse de « polleras », jupes traditionnelles des cholitas, s’est fait voler toute sa marchandise. Une fois au poste de police, les agents se sont moqués d’elles et ont refusé de les aider car elles étaient aymaras. Après cette injustice, elle a décidé qu’elle deviendrait quelqu’un pour défendre ses origines. Elle fut animatrice à RTP, la première indigène à avoir été députée et en 1997, la première femme à être candidate aux élections présidentielles en Bolivie. Un jour, elle est rentrée dans le bureau d’un ministre qui lui a dit : « Ôtez votre chapeau, vous êtes dans mon bureau. », symbole de la Cholita. Ce à quoi elle lui a répondu : « Si j’enlève mon chapeau, vous enlevez votre pantalon. ». »



Ines Quispe interroge une jeune élève d’une école publique locale venue participer à l’émission La Wislla Popular, le 22 mars 2016 sur le plateau de RTP, La Paz, Bolivie
Ines Quispe interroge une jeune élève d’une école publique locale venue participer à l’émission La Wislla Popular, le 22 mars 2016 sur le plateau de RTP, La Paz, Bolivie
« Cholitas, la revanche d’une génération », © Delphine Blast, hanslucas.com


Le deuxième reportage porte sur un événement « impensable il y a une dizaine d’années » : l’ouverture il y a quelques mois de la première école de mannequins pour Cholitas. Tous les samedis après-midi, une douzaine de Cholitas se retrouvent dans l’hôtel Torino, un hôtel colonial dans le centre de La Paz, où elles apprennent à défiler, à positionner leurs pieds, à mettre en valeur leur châle, à bien parler de leur culture, et à bien porter leur vêtements. « Ces femmes ne sont pas simplement acceptées par la société désormais, analyse la française de trente cinq ans, elles sont aussi fières d’être ce qu’elles sont. »


Des élèves de l’école de mannequins, quelques minutes avant le début de leur cours hebdomadaire, Hôtel Torino, La Paz, le 2 avril 2016, Bolivie
Des élèves de l’école de mannequins, quelques minutes avant le début de leur cours hebdomadaire, Hôtel Torino, La Paz, le 2 avril 2016, Bolivie
« Cholitas, la revanche d’une génération », © Delphine Blast, hanslucas.com


À travers ses photographies, Delphine Blast rend hommage à ces traditions qui, de gré ou de force, constituent pour ces jeunes filles défavorisées ou issues de cultures minoritaires, des appuis essentiels pour trouver leur place dans la société actuelle.


La suite s’écrira en février 2017, date à laquelle la photographie a prévu de retourner en Amérique Latine : « C’est un travail au long court qui va encore s’étaler sur plusieurs années : après la Colombie et la Bolivie, j’irais dans un autre pays l’année prochaine. Quelque soit le projet, l’objectif est le même, mais les voix sont différentes : les jeunes colombiennes utilisent un trait de la société colombienne pour pouvoir revendiquer leur place, les Cholitas mettent en valeur un pan spécifique de la culture bolivienne pour lui permettre d’avoir sa place dans la société. ». Pour découvrir une troisième voix, rendez-vous l’année prochaine.



Répétitions d’un défilé de cholitas lors d’un cours de mannequinat, Hôtel Torino,  La Paz, le 2 avril 2016, Bolivie
Répétitions d’un défilé de cholitas lors d’un cours de mannequinat, Hôtel Torino,
La Paz, le 2 avril 2016, Bolivie
« Cholitas, la revanche d’une génération », © Delphine Blast, hanslucas.com


Pour aller plus loin :

– Delphine Blast est une photojournaliste française basée entre Paris et l’Amérique Latine.
– Vous pouvez découvrir ses travaux sur son site Internet.