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Corporate et travail personnel : le grand écart des photographes?

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Aujourd’hui, pour beaucoup de photographes, l’activité corporate — campagnes de pub, commandes institutionnelles, communication d’entreprise — est devenue incontournable pour vivre de leur métier. Comment le ressentent-ils, notamment par rapport à leur travaux personnels ? Quelle relation s’établit entre les deux ? OAI13 a posé la question à quatre d’entre eux. Interviews.

Laurent Weyl

Laurent Weyl, né en 1971, a choisi d’axer son travail sur le documentaire social et la géopolitique. Membre du collectif Argos depuis 2001, il a réalisé des sujets d’investigation sur des situations humaines difficiles telles que la misère urbaine des mégapoles ou les réfugiés climatiques, ainsi que des sujets plus socio-ethnologiques comme la vie sur la mer d’Aral ou au Bangladesh. Il collabore avec la presse française et internationale. Depuis 2012, Laurent Weyl est basé à Ho Chi Minh Ville, au Vietnam.

OAI13 : Comment avez-vous commencé à faire du corporate ?
Laurent Weyl : Très vite, parce qu’en sortant de l’école j’ai gagné ma vie en faisant l’assistant, dont trois ans dans un studio photo qui faisait des images de pub. A cette occasion, il m’arrivait de trouver quelques petits boulots de commande et d’utiliser le studio. Ensuite, pour rentrer dans le monde de la presse, j’ai d’abord collaboré avec un magazine de voyage destiné aux agences de voyage. Même si c’était des sujets de tourisme, ça restait du corporate.

OAI13 : Comment conciliez-vous cette activité corporate et la poursuite de vos projets personnels ?
L. W. : C’est toujours très difficile de concilier les deux, surtout pour une question de temps. Le démarchage des clients, par exemple, est très chronophage. C’est difficile de le faire à la fois pour la presse et pour la comm’, on pourrait passer nos journées à ça. Il en résulte quelque chose d’assez caricatural : soit on a beaucoup de commandes corporate et on vit bien mais on a très peu de temps pour développer des projets personnels, soit l’inverse. Ce sont des choix à faire. Malheureusement, on a de moins en moins de choix du fait qu’il est de plus en plus difficile de vivre avec la presse dont les prix se sont effondrés. Aussi, même si mes priorités se portent encore sur la presse, je cherche de plus en plus activement des commandes corporate et surtout publicitaires.

OAI13 : Le corporate influence-t-il vos sujets personnels ?
L. W. : Je ne pense pas, je dirais plutôt l’inverse : j’essaie d’apporter mon regard personnel pour le corporate, surtout que la plupart des commandes commerciales que j’ai sont des photos de reportage ou en condition de reportage (en extérieur, lumière naturelle…). En revanche, certains travaux de corporate ou de pub sont des challenges intéressants pour moi, car je dois utiliser de nouvelles techniques ou travailler avec certaines contraintes. Cela ne change pas mon regard, mais cela m’apporte surtout plus de confiance en moi.

Site internet : collectifargos.com

Crédit du portrait de Laurent Weyl : David Herrero

© Laurent Weyl

 

Gail Albert Halaban

Gail Albert Halaban vit et travaille à New York, aux Etats-Unis. Son travail explore les tensions entre la vie publique et la vie privée. Sa série la plus connue « Out my Window », saisit les personnes dans leur appartement, comme elles sont vues, par la fenêtre, de leurs voisins – un travail souvent qualifié de « voyeuriste », pourtant mené avec le consentement des gens photographiés. Elle a également réalisé une série sur la maternité, « This Stage of Motherhood », sur la vie de femmes au foyer aisées. Sous la forme de mises en scène empreintes d’une certaine distance, son travail relève du témoignage sociologique.

OAI13 : Comment avez-vous commencé à faire du corporate ?
Gail Albert Halaban : Un client, Ogilvy, à Chicago, m’a demandé de réaliser une campagne basée sur une série que j’avais faite sur les mères et les enfants appelée « About 30 ». Ils ont conçu leur campagne « Sauve Shampoo » sur mon travail artistique.

OAI13 : Comment conciliez-vous cette activité corporate et la poursuite de vos projets personnels ?
G. A. H. : Je consacre la majorité de mon temps à mon travail artistique. Lorsqu’une commande de presse ou publicitaire correspond bien à mon style de travail, j’adore faire ça. J’ai passé une grande partie de l’année à un livre sur Paris appelé « Vis à vis » (sortie à l’automne 2014). Lorsque je ne voyage pas pour ce projet, je suis heureuse de réaliser des travaux publicitaires ou des projets agréables à faire.

OAI13 : Le corporate influence-t-il vos sujets personnels ?
G. A. H. : Grâce au corporate, j’ai appris l’importance de la direction des modèles et de la collaboration. Mes modèles sont très liés à mon travail artistique, nous travaillons souvent en équipe. Cette capacité à travailler avec d’autres vient de mon expérience corporate.

Site internet : gailalberthalaban.com

Crédit photo du portrait de Gail Albert Halaban : Boaz Halaban

© Gail Albert Halaban

Julie Guiches

Avec une pratique photographique aux multiples dimensions, Julie Guiches illustre l’art de circuler, d’habiter et de vivre la ville. Auteur pour la presse et l’édition, elle est affiliée à l’agence coopérative Picturetank depuis 2004. Elle intervient aussi dans le domaine de la création contemporaine en fabriquant des pièces qui mêlent photographie et art contextuel. Julie Guiches participe activement à différents réseaux entre Paris, Bruxelles et Barcelone, entre photographie, architecture, arts visuels et performatifs. (Studio Public et Oiseaux Sans Tête).

OAI13 : Comment avez-vous commencé à faire du corporate ?
Julie Guiches : Grâce à l’agence coopérative Picturetank, avec laquelle je diffuse mes archives depuis presque 10 ans et qui a développé, il y a quelques années, un pôle corporate avec une quinzaine de photographes dont je fais partie, ce qui me permet d’avoir des commandes ou des ventes d’archives régulières dans ce domaine. Parallèlement, j’ai aussi longtemps travaillé sur la communication, la documentation et les portraits d’équipe de plusieurs collectifs du milieu de l’architecture performative (exyzt, coloco …), ce qui m’a permis d’expérimenter de plusieurs manières la représentation du groupe, des ensembles.

OAI13 : Comment conciliez-vous cette activité corporate et la poursuite de vos projets personnels ?
J. G. : Mon activité corporate est régulière, mais pas non plus intense, elle est composée de vente d’archives et de quelques commandes, sur un timing généralement court et dédié à 100%. La conciliation entre cette activité et mes projets personnels est donc très claire : des rentrées financières qui me permettent de développer mes projets personnels qui sont plus dans le champs du socio-culturel.

OAI13 : Est-ce que le fait que vous fassiez du corporate a une influence sur vos sujets personnels  ?
J. G. : Je prend votre question dans l’autre sens : « Comment mes sujets personnels influencent les choix des commanditaires corporate ? ». Pour la plupart des commandes corporate, les commanditaires veulent un style, une identité forte, ainsi que des techniques bien précises que j’ai l’habitude d’utiliser dans mes images fabriquées. Que ce soit pour du paysage ou des portraits, j’ai souvent recours au photomontage pour créer de la temporalité et de la multiplicité dans mes images (panoramiques, accumulation…), et pour les commandes, j’applique généralement une de ces « techniques » au sujet indiqué par le commanditaire. Outre le choix des moyens technique de représentation, mes recherches personnelles s’orientent sur l’humain dans la ville, la mobilité, l’urbanisme, le vivre ensemble… thèmes chers au domaine du corporate.

Site internet : julie.guiches.book.picturetank.com

Crédit photo du portrait de Julie Guiches : Benoît Lorent

Rapport d’activité et développement durable, Région Ile de France 2012. © Julie Guiches

Cédric Delsaux

Né en 1974, Cédric Delsaux parcourt, depuis 10 ans, la frontière de plus en plus ténue entre la fiction et la réalité. D’abord connu pour ses campagnes de publicité, il est désormais reconnu pour ses séries personnelles au long cours : « Nous resterons sur terre », un tour du monde subjectif des lieux symboliques de notre (post)-modernité, et « Dark Lens », publiée aux éditions Xavier Barral en 2011, où il introduit les personnages de la saga « Star Wars » dans la vie réelle de la banlieue de Paris, de Lille ou de Dubaï. Il a également réalisé « 1784 », dans laquelle il enferme 17 comédiens dans un château pendant 7 jours en les faisant vivre comme au XVIIIe siècle, et « Echelle1 », des « paysages avec portraits », où, en montant sur un socle, chacun devient un personnage.

OAI13 : Comment avez-vous commencé la photographie corporate ?
Cédric Delsaux : De manière assez particulière ! J’ai démarré la photo assez tard, à 28 ans – après avoir souhaité en faire depuis l’âge de 18 ans, sans aucune idée de la manière dont on pouvait en vivre – j’en faisais donc de manière « intime », personnelle. Après une expérience de libraire, j’ai rencontré ce qu’on appelait un chasseur de tête, qui après des tests, m’a poussé à travailler dans la pub en tant que créatif. Ce que j’ai fait pendant trois ans, en tant que concepteur-rédacteur. Cela m’a donné l’occasion de voir travailler des photographes de pub, et comme je continuais ma pratique, j’ai commencé à rejoindre les deux en comprenant comment je pouvais en faire un métier. J’ai constitué un dossier avec des photographies dans mon style propre que j’ai présenté à un agent, et il m’a fait travailler. Je l’ai quitté ensuite, mais j’ai continué dans ce secteur. Mon avantage était de le connaître de l’intérieur, je savais comment ça fonctionnait. En revanche, il m’a fallu quelques années pour gommer mon passé de concepteur-rédacteur, pour renouveler mon réseau en tant que photographe. Et ma chance a été qu’à cette époque, le type de photo qui me ressemble correspondait à ce que la pub demandait. Il y avait une adéquation avec mes séries personnelles. Et en 2-3 ans, je me suis lancé. Je travaille dans un tout petit secteur de la pub, la photo dite « créative », qui passe par le regard de directeurs artistiques. Et à mesure que j’avançais dans mes travaux personnels, ceux-ci intéressaient ces DA, donc j’avais accès aux agences, qui me faisaient réaliser des campagnes. C’est comme ça que tout s’est mis en place.

OAI13 : Comment conciliez-vous la photographie corporate et la poursuite de vos travaux personnels ?
C. D. : C’est compliqué ! Soit on a trop de commandes, et on n’a plus le temps pour ses travaux personnels – ce qui n’a aucun sens, car certes cela nourrit le portefeuille, mais c’est à peu près tout -, soit on n’a moins de commande et c’est formidable pour ses projets, mais on est confronté à des difficultés économiques. Dans mon cas, la réalisation de mes séries exige beaucoup de moyens, donc je suis obligé de les générer, et je n’ai trouvé que ce compromis-là. C’est un peu schizophrénique, mais je considère que j’ai cette chance d’être sur les deux tableaux. Je n’en tire aucune fierté, mais je l’assume complètement. Je me consacre à mon travail personnel quand j’ai moins ou pas de commande, mais aujourd’hui, plus j’ai du temps pour moi, plus je le dédie à des projets au long cours. C’est peut-être lié aux contingences de calendrier, mais probablement aussi au fait que plus je travaille, plus j’ai besoin d’aller au fond des choses. Je n’ai pas envie de me répéter, j’ai envie d’essayer d’autres choses, et ça prend un temps fou d’ouvrir un nouveau dispositif photographique. Cela dit, je suis ravi de faire de la pub. Moi qui n’ai pas fait d’école, cela m’a appris une sorte de grammaire visuelle — et comme toujours, la technique, il faut l’apprendre pour mieux l’oublier —, mais tout ce travail, sans rien renier, ne vaut que pour mes projets personnels. Pour moi, photographe, c’est avoir un travail personnel, pas faire de la pub.

OAI13 : Entre le corporate et le personnel, quel travail influence l’autre ?
C. D. : C’est un entrelacs. C’est inextricable. Pour moi, la photographie a énormément à voir avec l’inconscient, c’est une sorte de macération intérieure que l’on ne maîtrise pas du tout, et partant de là, j’aurais du mal à remonter à la source. Je suis très fier de certaines campagnes que j’ai faites, notamment de celles pour l’ONU et pour le Haut commissariat aux réfugiés, et actuellement, je réfléchis à une nouvelle série où je vais intégrer, totalement, ces images de pub. Ce qui m’intéresse, c’est de déplacer. Je pense qu’on peut ne pas subir les travaux de commande — ce qu’on entend souvent —, qu’on peut être capable d’en faire quelque chose d’autre, avec elle, contre elle, en réfléchissant à cette contrainte. En histoire de l’art, les commandes, ce sont 90% des chefs-d’œuvre ! Il ne s’agit pas juste d’avoir du succès. Ce qui est important, c’est de faire quelque chose qui a du sens, qui raconte le monde. Et le fait, aujourd’hui, de devoir passer par la commande, cela m’anime. Toute matière est intéressante. Je ne considère pas le travail personnel comme étant en opposition avec mon travail corporate.

Site internet : cedricdelsaux.com

Crédit photo du portrait de Cédric Delsaux : Nicolas Grandmaison

Haut Commissariat aux Réfugiés, campagne de sensibilisation © Cédric Delsaux

3 COMMENTS

  1. Bonjour,
    Pouvons-nous réutiliser la photo de Laurent Weyl? La photo sera réutiliser dans un interview.
    Contactez-nous le plutôt possible et merci d’avance.
    Cordialement,
    Céline CAUNE

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