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Si quelqu’un vous demande de décrire un mendiant, que répondriez-vous ? Peut-être bien que vous brosseriez le portrait d’une personne assise dans la rue, la main tendue ou avec un gobelet devant elle. Bingo, l’iconographie de presse web française confirme votre description ! Celle-ci reflète-t-elle pour autant la réalité?



► ► ► Cet article fait partie du dossier La mendicité, prisonnière de l’image

Assis_debout_bis_FigaroCapture d’écran. Source : Le Figaro.


« On ne voit finalement qu’une seule posture du mendiant. On est dans une image un peu fantasmée, un archétype : le mendiant, c’est celui qui tend la main et qui ne bouge pas ». Hadrien Riffaut


Dans de grandes agglomérations comme Paris, la mendicité est un phénomène auquel on est confronté au quotidien : sur le chemin pour se rendre au travail, dans les transports en commun ou en se baladant. « Si on croise des mendiants tous les jours, la mendicité reste un phénomène qui nous est très étranger. » constate Hadrien Riffaut, sociologue.

Ce constat pourrait-il s’appliquer à la presse web française et à ses images ? Certes, on y parle régulièrement de mendicité. Et pourtant, après lecture des différents articles qui l’évoquent, elle nous semble toujours aussi étrangère : « Le paradoxe de la mendicité, c’est qu’on en parle souvent, mais en termes statistiques. Rares sont les sujets qui suivent le parcours de personnes. », souligne Gabriel Coutagne, rédacteur photo pour la version web du quotidien Le Monde. En général, quand la presse parle de mendicité, c’est pour informer de sa potentielle interdiction. D’où un choix d’illustration générique.

L’image, dans la presse, a pour fonction principale d’enrichir l’article et de donner une information sur un fait. Pourquoi les images sur la mendicité se ressemblent-elles toutes ? N’avons-nous qu’une seule manière de (conce)voir la mendicité ?

L’enjeu est pourtant de taille car, comme le souligne Gabriel, les images publiées sur internet sont des images qui restent : « c’est un sujet trop sensible pour se contenter de simples illustrations ».

OAI13 a cherché à identifier ces images, à comprendre non seulement ce qu’elles véhiculent, mais aussi comment elles sont choisies.

Qui a répondu à nos questions ?

Gabriel Coutagne, responsable du service photo de la version web du journal Le Monde,

Hadrien Riffaut, sociologue spécialisé dans l’étude de publics en situation de précarité. Il est notamment consultant au CerPhi (Centre d’étude et de recherche sur la Philanthropie) au sein duquel il a co-réalisé une enquête sur la mendicité intitulée « Les mendicités à Paris et leurs publics » en partenariat avec le magazine « La Vie » pour la fondation Caritas qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion,

Quentin André, étudiant-chercheur en Marketing-Management à l’école de commerce internationale INSEAD (Institut européen d’administration des affaires). Certaines de ses recherches l’ont amené à aborder les thèmes de la pauvreté et de la mendicité par le prisme de la perception de l’argent.


L’iconographie web de la mendicité : l’arbre qui cache la forêt ?

Des images qui se ressemblent

Quand on entreprend un petit tour d’horizon des articles publiés sur le web ces dix dernières années abordant la thématique de la mendicité, on s’aperçoit vite qu’ils sont presque tous illustrés par une iconographie incroyablement similaire.

Celle-ci se focalise, soit sur une main tendue, soit sur une personne assise dans la rue (avec ou sans : passants, main tendue, gobelets, cartons, sacs, enfants). Ce type d’images accompagne pourtant des articles abordant le thème sous des angles très différents : les débats sur l’interdiction de la mendicité dans certains lieux, l’augmentation de la pauvreté ou encore la lutte contre les idées reçues sur la mendicité.


Main_myeuropCapture d’écran. Source : myeurop.


Au premier coup d’oeil, ces images suggèrent une bipolarité de l’espace public : l’indifférence des passants d’un côté, la misère et la dé-socialisation des mendiants de l’autre. Et entre les deux, il y a cette relation économique symbolisée par la main tendue.


Une vision monolithique de la mendicité

« Il y a une graduation dans l’état d’avancement dans la précarité. La figure que l’on montre est celle d’une posture déjà avancée dans le processus de dé-socialisation. » Hadrien Riffaut


Ces images insistent sur la précarité et le désespoir des gens qui mendient et tendent à les catégoriser comme les exclus de notre société. Elles donnent peu de place à la nuance. Sur cette image, publiée dans Libération, un homme à terre au regard suppliant s’expose à la vue des passants anonymes dans une rue en période de forte affluence : semblent-ils appartenir au même monde ?


Assis_au_milieu_de_la_foule_LibérationCapture d’écran. Source : Libération.


Visuellement, ce fossé social se construit autour de la position assise et statique du mendiant et des stratégies mises en œuvre pour inciter au don.

Privilégier les photographies de mendiants assis, voire couchés, n’a rien d’anodin : « Plus on est debout et plus on est résistant pour s’en sortir. » explique le sociologue Hadrien Riffaut. Il ajoute : « Lorsque l’on s’assoit, cela signifie que l’on s’installe. On ne s’assoit pas pour rester 5 ou 10 secondes. Si vous voyez des personnes assises, même si vous ne leur parlez pas, vous savez déjà qu’elles sont relativement installées dans une situation de précarité. ». Bref, « il y a différents états d’avancement dans la précarité. Et la figure que l’on montre dans la presse est celle d’une posture déjà avancée dans le processus de dé-socialisation.».

Cette représentation peut aussi renvoyer à une mise en scène contrainte du mendiant et de sa précarité. « Parce qu’ils ont le sentiment d’être jugés en fonction du mérite qu’ils ont, ou pas, à recevoir de l’argent, les mendiants peuvent aussi se « mettre en scène ». Le chien, le bébé, les pieds nus ou même le fait de s’allonger par terre, peuvent participer d’une sorte de théâtralisation » nous explique Quentin. Le mendiant adopte une certaine attitude pour « avoir l’air de mériter » le don et l’on photographie cette mise en scène.


Mérite_et_mendicité_FigaroCapture d’écran. Source : Le Figaro.


Cette manière de montrer la mendicité, si elle en reflète bien un pan, en cache aussi d’autres. Insister sur LA figure du mendiant, c’est tendre à figer une certaine manière de mendier et à ne donner qu’un seul visage à la mendicité.


Pourquoi si peu d’images pour une situation plurielle ?

Un sujet suscitant trop peu d’intérêt ?

Il est assez rare de trouver des images qui abordent la mendicité de manière plus complexe. Y aurait-il un manque d’intérêt pour le sujet de la part du public, de la presse, des agences ou encore des photographes ? Le secteur d’aide aux personnes en difficulté se porte pourtant relativement bien en France : « il n’y a jamais eu autant de bénévoles en France qu’aujourd’hui et le don aux associations se porte plutôt pas trop mal dans un contexte de crise. » nous dit Hadrien.

La presse ne se désintéresse pas non plus de la mendicité. Gabriel, au regard de ce qui se passe sur Le Monde, nous raconte : « Nous essayons d’être le plus précis possible, pour enrichir nos articles, et de coller à l’angle de l’information que l’on souhaite fournir à nos lecteurs. C’est un sujet trop sensible pour se contenter de simples illustrations. » Et quand on lui demande pourquoi il y a alors si peu de diversité visuelle dans la presse, il ajoute : « La raison est très pragmatique : cela dépend des images qui sont disponibles. Ces choix en disent plus sur le fonctionnement des agences de presse et des sites d’actualités que sur notre perception de la mendicité. Pour illustrer des sujets génériques, où l’on n’envoie pas de photographes, il faut une illustration générique qui réponde à un stéréotype, neutre et facilement identifiable : rue + inactivité + main. ».

Le problème n’est pas de faire ces images mais de ne se limiter qu’à elles. Les agences donneraient-elle trop peu de moyens aux photographes pour produire des images de fond ? Photographier des personnes en situation de précarité, « cela demande du temps et de l’énergie. ». Notamment parce que « c’est une population difficile à photographier : leur demander une photo puis partir, c’est un acte assez violent pour les photographes » nous explique Gabriel. Il continue : « Photographier la mendicité autrement, cela veut dire se mettre en situation de reportage, et suivre sur plusieurs jours/semaines/mois, des personnes : réaliser des portraits, suivre des maraudes, aller dans des centres d’hébergement d’urgence. C’est très compliqué. »

On se contente donc d’images prises à la volée : « On retombe alors dans cet enfermement où, en cherchant des images de mendiants, on retrouvera toujours, soit une personne assise, soit une personne qui tend la main. » déplore Hadrien. Pour ce sociologue, notre perception de la mendicité peut être qualifiée de « monolithique ».


Une réalité aux visages multiples trop peu portée à la connaissance du public

Quelles réalités recouvre dès lors ce terme à l’unité trompeuse ? Les points de vue croisés des différents acteurs interviewés nous ont permis de pointer et de déconstruire trois idées reçues véhiculées par ces images.


Mendiant_SDF_TF1Capture d’ecran. Source : TF1


Ceux qui mendient ne sont pas tous sans domiciles fixes. Hadrien nous explique : les mendiants ont « trop souvent été appréhendés sous l’angle de la condition des sans domiciles fixes. » Son enquête menée avec le CerPhi sur les mendicités à Paris avait finalement pour but de « lever le voile sur une idée reçue : que la mendicité ne concernerait que les personnes sans logis et en situation de très forte précarité. ».

Tous les mendiants ne sollicitent pas la générosité d’autrui de manière passive. Le sociologue distingue trois postures de manche : « la manche debout, dite « à la rencontre », où la personne sollicite verbalement des passants; la manche assise et la manche couchée où il n’y a presque plus de sollicitations. ». Ces différentes manières de mendier nous renseignent sur l’état d’avancement de cette personne dans la précarité : « ceux qui font la manche « à la rencontre » ont la capacité de s’adresser à un public sans forcément lui faire peur. Ce sont des gens qui ont une relative conformité avec ce qui est attendu par la norme sociale, que ce soit en terme vestimentaire ou d’hygiène. Ce sont ceux qui sont le plus proche de l’insertion sociale. À l’inverse, les personnes couchées sont celles qui, malheureusement pour elles, sont dans un processus très avancé de désinsertion sociale et qui ont très peu de chance d’en réchapper. ».

Les raisons de mendier sont diverses et correspondent à des situations qui le sont tout autant :« vous avez des logés, des non-logés. Certains vivent uniquement de la mendicité : généralement, ce sont des sans-domiciles-fixes qui se nourrissent dans les réseaux d’aide sociale et dont les revenus de la manche leur servent à acheter ce qu’ils ne peuvent pas se procurer à l’aide alimentaire, c’est-à-dire des cigarettes, de l’alcool et des produits d’hygiène. D’autres sont au chômage et complètent les minimas sociaux par cette ressources-là. Et puis il y a ceux qui travaillent à côté et qui ne font la manche que ponctuellement » à raison d’une ou deux fois par semaine car leurs revenus ne leur permettent plus de vivre décemment.


La mendicité est une réalité plurielle qui déborde largement le cadre de l’image de presse type. Peut-on dès lors accompagner un article générique sur la mendicité d’une image n’en montrant qu’un seul aspect ? Quelles précautions prendre quand on se décide pour un type d’images plutôt qu’un autre pour ne pas déformer la réalité sur laquelle on veut informer ? Sociologue, iconographe, chercheur et photographe sont unanimes : nous avons besoin d’une représentation visuelle diversifiée dans les médias.


Relation_mendicité_ObsCapture d’écran. Source : Nouvel Obs.


Mais un changement de la perception de la mendicité dépasse finalement largement le travail de l’iconographe et du photographe : « il y aurait un certain travail à faire sur la représentation de la mendicité mais il est, je pense, indissociable d’une représentation de la pauvreté structurée par le discours politique » soutient Quentin. Pour cet étudiant-chercheur, orienter le discours sur la criminalisation de la mendicité à travers la mise en place d’arrêts anti-mendicité ne fera jamais qu’exacerber ces représentations misérabilistes qui, si elles sont réelles et permettent de faire prendre conscience de l’accroissement de la pauvreté et des conditions de vie difficiles des personnes faisant la manche, peuvent aussi donner l’image d’un mendiant fauteur de troubles. « Il y une volonté de cacher la pauvreté. Dans les arrêts anti-mendicité, on entend que la mendicité nuit à l’image du quartier ou de la ville. Derrière tout ça, il y a toujours l’idée que la mendicité ou le fait de dormir à la rue est un choix. Et que du coup il suffit juste de décourager la mendicité – on ne dit jamais interdire, toujours « décourager »,» déplore Quentin, « comme si une alternative envisageable se présentait à eux. »