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Qui sait ce que l’homme serait devenu sans les images ? Qui sait s’il n’aurait pas succombé aux terreurs nocturnes ou à l’ennui ? Certaines de ces images nous touchent même de si près qu’elles finissent par s’agglomérer à notre personnalité. Images et objets imagés deviennent alors la forme médiatisée de notre rapport au monde. Quelles sont ces images et à quoi ressembleront-elles dans le futur ? C’est le sujet de la passionnante exposition « Persona, étrangement humain » qui se tient actuellement au Musée du Quai Branly.



Love Doll (poupées pour adultes au Japon) © Doll Story
Love Doll (poupées pour adultes au Japon) © Doll Story


La photographie n’est qu’une manière parmi d’autres de faire des images. La pratiquer, la regarder, l’aimer, c’est aussi se confronter aux moments où « ça ne marche plus ». Aux moments où prendre l’appareil semble vain. Quand regarder des photos n’éveille que vanité et mélancolie. Quand a disparu le désir d’images.

Alors, dans ces moments-là, il est bon de faire retour aux racines, pour comprendre à quel point les images sont une invention et une conquête humaines. Car les discours actuels dénonçant l’inflation des images oublient qu’elles sont aussi une manière de peupler le monde extérieur et de le modeler. Le discours de l’exposition Persona permet de poser ces enjeux à travers des confrontations d’oeuvres et de pratiques, parcourant différentes époques et civilisations.



Titre  : Deux sculptures haïtiennes représentant le loa Ogoun, XIXe siècle © musée du quai Branly, photo Claude Germain, Mentions obligatoires  : Surnatéum, Bruxelles
Titre : Deux sculptures haïtiennes représentant le loa Ogoun, XIXe siècle © musée du quai Branly, photo Claude Germain, Mentions obligatoires : Surnatéum, Bruxelles


Pour le petit enfant, ça commence avec un doudou. Avec cet amas de chiffons déchirés qu’il serre entre ses mains au moment de s’enfoncer dans le sommeil et les rêves. Image odorante de la mère ou figure animale, cette « petite personne » porte les angoisses ou les colères de l’enfant. Le refuge intime de sa pensée. Car derrière son image souvent piteuse, c’est tout un imaginaire qui s’est construit en la personne du doudou. Des doudous, des « petites personnes », nous en avons plein, même une fois parvenus à l’âge adulte. Car n’est-ce pas la même attitude qui justifie que nous encouragions une machine en panne pour qu’elle remarche, que nous nous agenouillions devant une figure en bois pour la prier, ou que les morts nous semblent continuer à vivre autour de nous ?



Doudou, début du XXI ème siècle, collection personnelle du fils du chroniqueur
Doudou, début du XXI ème siècle, collection personnelle du fils du chroniqueur


Nous, occidentaux, sommes peu portés à admettre que nous constituons les objets en images et leur prêtons une vie propre. Ce serait admettre la survivance de croyances qu’on jugerait à tort primitives. Pourtant, un court dessin animé projeté dans l’exposition révèle à quel point nous sommes traversés par ces croyances. Il correspond à une expérience scientifique initiée en 1944 par deux psychologues, Fritz Heider et Marianne Simmel. L’animation montre une série de mouvements effectués par des figures géométriques (carrés, ronds, triangles). Les volontaires interrogés ensuite ne peuvent s’empêcher de prêter des intentions aux figures géométriques et de leur attribuer des caractères humains : « le grand carré protège le petit », « le triangle est agressif », etc… On appelle ça l’anthropomorphisme. Un seul des participants les voit pour ce qu’elles sont : de pures figures géométriques.



Photogramme du film
Photogramme du film


Pour d’autres cultures que la nôtre, c’est une évidence que, non seulement la matière n’est jamais inanimée, et que, par l’entremise de certaines images, l’homme peut fusionner avec elle. Alors, il faut nous plonger dans le face-à-face avec des objets chargés de pouvoir, sortes d’intermédiaires nous permettant d’accéder à une autre réalité (peut-être simplement à LA réalité). C’est le point fort de cette exposition que de parvenir à mêler avec une sorte d’évidence ces objets inscrits dans différentes époques et différents systèmes de pensée.



Titre  : Spatule vomitive anthropomorphe, Amérique, circa 1200 - 1492, © musée du quai Branly, photo Patrick Gries, Droits détenu par un tiers  : Amérique Caraïbes Antilles Petites Antilles Antilles françaises Martinique Anse-Belleville (Le Prêcheur)Usage de l'objet  : Utilisée lors du rituel de la cohoba. Elle servait à se faire vomir avant la cérémonie afin de purifier le corps. Le participant inhalait ensuite une poudre hallucinogène à l'aide d'un double tube. L'état de transe facilitait le contact avec l'infra-monde et les êtres surnaturels.
Titre : Spatule vomitive anthropomorphe, Amérique, circa 1200 – 1492, © musée du quai Branly, photo Patrick Gries, Droits détenu par un tiers : Amérique Caraïbes Antilles Petites Antilles Antilles françaises Martinique Anse-Belleville (Le Prêcheur)Usage de l’objet : Utilisée lors du rituel de la cohoba. Elle servait à se faire vomir avant la cérémonie afin de purifier le corps. Le participant inhalait ensuite une poudre hallucinogène à l’aide d’un double tube. L’état de transe facilitait le contact avec l’infra-monde et les êtres surnaturels.


Cette caractéristique qui consiste à anthropomorphiser le monde qui nous entoure est aussi un moteur de création. Car voir un visage dans une cuiller ou un corps humain dans la forme d’une racine est aussi un don. Tout peut alors prendre une apparence humaine pour mieux communiquer avec le monde invisible, celui des morts et des dieux.  Entre croyance et enchantement. Maria Cardoso, elle, est dresseuse de puces. Dans son cirque minuscule, elle leur fait réaliser des numéros d’équilibristes, un triple salto de la mort, et même une pause casse-croûte, un régal à voir sur cette vidéo ↓



Cardoso Flea Circus Video from Maria Fernanda Cardoso + Harley on Vimeo.


Mais là où l’exposition se révèle audacieuse, c’est lorsqu’elle prend le tournant futuriste de la robotique pour explorer les nouvelles possibilités qui s’offrent à l’humain dans ce rapport médiatisé avec l’Autre.



NøøScaphe-X Yann Minh,  © Yann Minh. yannminh.org. 2000.
NøøScaphe-X Yann Minh, © Yann Minh. yannminh.org. 2000.


Ainsi, à l’époque de l’homme augmenté, il est permis de rêver à une autre sexualité. Et si l’image de l’Autre devenait virtuelle ? Présenté dans l’exposition sous forme d’images de synthèse, le NøøScaphe est un dispositif immersif cybersexuel haptique (désigne le toucher). On frémit de curiosité à la lecture de ces mots : « vous ne manipulerez plus la manette de jeu, c’est la manette de jeu qui vous manipulera ». Vous vous sentez choqué à l’idée d’abandonner votre corps à une machine ? Voyez plutôt la simulation en images de synthèse sur le site de Yann Minh (à partir de 00:32s – images a caractère sexuel, mineurs s’abstenir).

A travers la figure de l’Autre, se dessine alors un questionnement sur les frontières du Moi. Où est la frontière de l’humain ? Mon Moi s’arrête-t-il aux limites de mon corps ou est-il beaucoup plus étendu ? Les incroyables robots d’Hiroshi Ishiguro (présents sous forme de vidéos) sont d’une apparence si humaine qu’ils nous obligent à repenser la définition de l’humain. Si le moindre mouvement de paupière, la moue la plus fugitive, deviennent reproductibles, qu’est-ce qui est le fondement de notre humanité ?



Hiroshi Ishiguro. Oui mais lequel ?
Hiroshi Ishiguro. Oui mais lequel ?


Je marche dans l’exposition  et je me demande : si les objets ont une âme, que nous reste-t-il pour savoir qui nous sommes ? Et soudain la réponse m’apparaît : seul un humain peut se promener dans une exposition et y développer ses goûts esthétiques. Mais voilà que je tombe nez à nez avec Berenson, le robot amateur d’art. Coiffé d’un chapeau, l’écharpe négligemment jetée par-dessus l’épaule, le voilà prêt à ranger le chroniqueur au placard…



Berenson, robot « amateur d’art », Copyright  : © Denis Vidal
Berenson, robot « amateur d’art », Copyright : © Denis Vidal