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Il y a bien des façons de pratiquer la photographie. Certains s’y plongent avec frénésie, branchés sur leurs propres pulsions. D’autres l’abordent avec méthode et réflexion. Et puis, il y a ceux qui s’inventent un chemin singulier, fait de détours et de voies inconnues. Rencontre avec Anne-Lise Broyer, une vraie photographe qui ne fait pourtant que quelques films par an.



Au Roi du bois
Au Roi du bois


J’étais venu pour parler des rapports entre la littérature et la photo. Je voulais savoir comment il était possible de faire des photos avec, pour arrière-fond, de grands textes littéraires. Sans que jamais, les photos n’apparaissent comme une plate illustration du texte. Il me semblait qu’il y avait dans le travail d’Anne-Lise Broyer ce rapport réussi et mystérieux avec le texte. Rapport que je croyais pouvoir percer à jour. Mais bien sûr, en deux heures de conversation, nous avons surtout ajouté des mots à d’autres mots. Et peut-être levé quelques voiles.



Vermillon
Vermillon


Rimbaud, Michon, Bataille, Duras : comment être à la hauteur de ces géants ? Comment s’aventurer à faire des photos et dire : c’est pour eux, c’est avec eux ? Comment et pourquoi côtoyer leurs mots avec des images ? Anne-Lise Broyer nous parle de sa démarche.

« Avant la prise de vue, je lis évidemment beaucoup, je me documente, il y a tout un travail d’érudition. Disons que je charge, à la manière d’une pile. Mais lors de la prise de vue, je vais désapprendre. Retrouver l’émotion de la lecture. Photographier des choses que j’ai lues. Etre en immersion, presque en état d’hypnose. Avec une acuité quasi animale. Comme une transe. En même temps, c’est quelque chose de très fragile. »



Regards de l'égaré
Regards de l’égaré


Son rapport à la littérature ?

« Un travail, un projet, découlent d’un rapport fusionnel. Je veux que ça renvoie à un sentiment de lecture. Comme quand le lecteur injecte sa propre fiction dans le texte. Je veux faire dialoguer les deux médiums, mais peut-être la photographie est-elle aussi une manière de ne pas écrire. »

La lecture, nous en parlerons beaucoup pendant l’entretien. Je comprends alors progressivement que la question est moins celle de la littérature que de la lecture. C’est-à-dire, de la littérature que le lecteur s’est appropriée. De la transformation du texte et de ses réminiscences à travers la lecture.



Regards de l'égaré
Regards de l’égaré


Et puis, nous parlons de technique. Technique d’écriture et technique photographique.

« J’ai un rapport compliqué avec la photo. Je l’adore et je la déteste. Je n’aime pas tout ce qui est trop photographique. Je veux dire par là, une photo dans laquelle on voit trop d’intention, trop d’expression. Celle d’un photographe trop prédateur. Je ne suis pas contre la technique, mais je photographie des paysages au 50 mm, avec une ouverture à 1,4*. Ce n’est pas vraiment ce qu’on apprend dans les écoles de photo. Et puis, je travaille encore en argentique, la plupart du temps en noir et blanc. En faisant très peu d’images. En fait, j’aime le geste minimal et avec ces réglages, c’est comme si l’appareil disparaissait. La photo, pour moi, c’est un geste préparé à outrance mais qui, sur le terrain, n’est presque rien. »

Sa pratique photographique a aussi ceci de singulier : contrairement à beaucoup de photographes, elle ne semble pas particulièrement attirée par la lumière.

« C’est vrai, ce caractère épiphanique, je peux l’avoir sans la lumière. Je cherche plutôt des émotions très secrètes, des choses liées à l’enfance. Ma photographie, c’est une photographie du retrait. »



Livre : Carnet d'A
Livre : Carnet d’A


7 à 8 films par an. Les photos qu’elle va utiliser, elles les choisit uniquement d’après le négatif, sans faire de planche-contact. Nous parlons de la beauté de l’image négative, revenons aux origines de la photographie. Le dessin affleure. Talbot (l’un des inventeurs de la photo) n’appelait-il pas ses photos des « dessins photogéniques » ? Anne-Lise Broyer se lève alors pour dévoiler deux images de grand format qui reposent sur des chevalets de peinture. Deux images dans lesquelles elle mêle intimement dessin et photo.



Leçons de Sainte-Victoire
Leçons de Sainte-Victoire


Questionner la photo, sa précision. Interroger, à travers le dessin, le geste du photographe. Si Anne-Lise Broyer travaille en argentique, c’est qu’elle est profondément liée à la matière du support. Sans aucun passéisme, mais parce qu’il reste tant à expérimenter. Partir d’un tirage à peine révélé, y dessiner avec une justesse telle que le graphite du crayon va pénétrer le tirage et se mêler aux sels d’argent. « Un jus photographique » dit-elle, « une surface sensible qui devient une surface vivante. » Et c’est réellement l’impression que l’on a face à ces « dessins photogéniques » de sous-bois : taillis agités par le mouvement, herbes folles que la main a tracées dans l’instant. Le photographe dessine le monde.



Détail d’un dessin en cours, dessin à la mine graphite sur tirage argentique
Détail d’un dessin en cours, dessin à la mine graphite sur tirage argentique


Vers la fin, comme je regardais les deux impressionnantes bibliothèques, je lui demandai d’en dégager un livre. Un titre à faire partager. Elle choisira « Les récits de la Kolyma » de Varlam Chalamov, pour « sa puissance littéraire et historique à la fois ».

Nous avons encore parlé des limites de la photographie. Du silence. De mise en danger à travers l’oeuvre. A un moment, elle a dit : « je pourrais m’arrêter », et ça ne sonnait pas du tout comme un échec ou une menace. Mais plutôt comme une condition nécessaire pour continuer. En équilibre.



Les photos d’Anne-Lise Broyer seront visibles au Centre d’Art Contemporain d’Alfortville, La Traverse, dans le cadre de l’exposition LES FRAGMENTS DE L’AMOUR du 8 décembre 2015 au 12 mars 2016 (artistes : Charbel-joseph H. Boutros, Anne-Lise Broyer, Julien Crépieux, Mathilde Denize, Emma Dusong, Mounir Fatmi, Hervé Guibert, Axel Pahlavi, Javier Pérez, Alix Cléo Roubaud, Stéphanie Saadé, Dorothée Smith, Agnès Thurnauer, João Vilhena. Commissariat : Léa Bismuth)

* Ici s’entremêlent choix et contraintes techniques et l’esthétique qui en résulte. Choix : c’est la photographe qui choisit la focale de 50 mm alors que l’usage veut plutôt que les paysages soit photographiés avec un plus grand angle de vue (24 ou 35 mm). Contrainte : A-L Broyer prend ses photos très tôt le matin ou à la tombée du jour : les faibles conditions lumineuses la contraignent donc à ouvrir énormément le diaphragme (c’est à ça que correspond le chiffre 1,4). Il en résulte une esthétique s’appuyant sur le flou créé par le diaphragme grand ouvert. On l’a compris : nul systématisme dans la démarche, mais une adaptation, une cohérence entre les outils et la vision artistique. – reprendre ma lecture