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Le 9 juin dernier, le label de musique Denovali publiait sur sa page Facebook un post annonçant la collaboration prochaine du projet « The eye of time » du musicien Marc Euvrie et du photojournaliste Emin Özmen. Intrigué, on a contacté par mail les principaux intéressés…


| Toutes les images d’Emin Özmen sont issues des séries utilisées dans cette collaboration, mais ne font pas parties de celles sélectionnées.
| Les musiques de Marc publiées ne sont pas celles du projet.


C’est son désir de « traduire en musique sa réflexion personnelle sur notre monde complexe » et de « montrer les plaies ouvertes de la société » qui a conduit Marc Euvrie à créer The eye of time en 2012, comme il le présente sur le site de son label, Denovali. La musique de ce français originaire de Normandie, mêlant ambient, classique, post-rock et électronique, nous emmène dans un univers aux sonorités sombres et dramatiques, nourri par une colère sur l’état actuel du monde et par une inquiétude flirtant le pessimisme et le désespoir quant à son amélioration.




Morceau « ANTI » issu du précédent projet de The eye of time, « ANTI ».


« La musique de Marc n’est qu’une autre version de mon travail : les émotions qui me traversent quand je l’écoute sont les mêmes. » – Emin Özmen


Le photojournaliste Emin Özmen a été profondément touché par l’univers de l’artiste : « Un jour, Cloé Kerhoas de l’Agence Le Journal et moi étions dans notre bureau à écouter sa playlist. J’entendais les morceaux de Marc pour la première fois et j’ai ressenti quelque chose de très fort. Je lui ai demandé d’augmenter le volume. C’est difficile à décrire mais je me suis retrouvé dans sa musique. Depuis, j’ai pris l’habitude de l’écouter quand j’édite mes photos et vidéos. Les émotions qui s’en dégagent entrent fortement en résonance avec mon travail.« , nous confie-t-il.

Quand Marc lui demande alors de lui prêter certaines de ses photos prises entre 2013 et 2016 pour créer l’identité visuelle de son nouveau projet d’album, MYTH, le photographe turc accepte sans hésiter : « Par la suite, j’ai appris que Marc avait eu les mêmes réactions à propos de mes travaux. Il m’a demandé s’il pouvait utiliser certaines de mes photos pour les couvertures de son nouveau concept d’album. Cloé, qui est une de ses amies, lui avait fait découvrir mon travail. Ça m’a vraiment réjoui car j’avais l’idée en tête de travailler avec lui pour mes prochains projets multimédias, mais il fut plus rapide que moi ! C’est comme ça que notre collaboration a commencé. ».






Children play in a street of Kobani. Life is slowly returning to normal in the streets of devastated city which experienced 133 days of fierce fighting. Kobani / Syria, March 22, 2015.
Des enfants jouent dans les rues de Kobané. La vie revient lentement À la normale dans les rues de de la ville dévastée qui a vécu 133 jours de violents combats. Syrie, Kobané, 22 mars 2015 – © Emin Özmen/LeJournal



Quand on lui demande dans quelle mesure il se retrouve dans la musique de Marc, il renchérit : « Pour être très honnête, j’ai beaucoup de colère en moi. Je suis en colère de voir des personnes mourir dans l’indifférence générale, et je suis en colère contre les politiques. Je peux éprouver ce sentiment dans la musique de Marc, ainsi que de la tristesse et d’autres sentiments très forts, et cela m’aide à soulager mes tensions. Je sens vraiment que sa musique n’est qu’une autre version de mon travail : les émotions qui me traversent quand je l’écoute sont les mêmes. ».


On 10, April 2016, a large group of migrants tried to cross the border fence and Macedonian police fired teargas and rubber bullets at crowds on the Greek side of the border. More than 11,000 people are living in poor conditions in Idomeni camps. They are stranded in Greece as a result of the border shutdowns. Lots of them are children whom are struggling with diseases. Idomeni, Greece, April 2016
Le 10 avril 2016, un groupe important de migrants a tenté de franchir la clôture frontalière. La police macédonienne a alors utilisé des gazs lacrymogènes et tiré des balles en caoutchouc sur la foule du côté grec de la frontière. Plus de 11.000 personnes vivent dans des conditions précaires dans les camps d’Idomeni. Bloquées en Grèce suite aux fermetures de frontières, beaucoup d’entre elles sont des enfants aux prises avec des maladies. Grèce, Idomeni, Avril 2016


À la mort et à l’indifférence, le photojournaliste y est confronté au quotidien en Turquie, en Syrie, au Kenya, au Japon, en Somalie, en Irak, dans les Balkans et dans d’autres zones de l’Europe où il y photographie depuis plusieurs années « les conséquences humanitaires de la guerre » : « Depuis de nombreuses années, je passe la majorité de mon temps dans des zones de conflits, de crises, des manifestations, des catastrophes et j’y reste, pour rendre compte de leurs séquelles. ». Il rapporte donc ce moment où l’attention des médias d’actualité chaude se dissipe et plonge certains pans de ces réalités dans l’ombre, pour n’en garder qu’une approche de surface.



A man stands on his destroyed house in Cizre. Families returned to Cizre after a very long curfew. The clashes between the turkish government and PKK rebels left many homes in ruins. Families went back to Cizre after 78 days of curfew. In Cizre, 278 civilians have been killed during the clashes since july 2015. Cizre, Turkey, March 2016.
Un homme se tient sur sa maison détruite à Cizre. Les affrontements entre le gouvernement turc et les rebelles du PKK ont laissé de nombreuses maisons en ruines. Les familles sont retournées à Cizre après un couvre-feu de 78 jours. Depuis juillet 2015, 278 civils de la ville ont été tués au cours des affrontements. Turquie, Cizre, Mars 2016 – © Emin Özmen/LeJournal


Pour les trois volumes de son album, Marc a choisi parmi les travaux du photographe des images prises lors de la révolte de Gezi en 2013, dans la Turquie du sud-est secouée par le conflit Kurde, ainsi que d’autres issues de son projet au long court sur la crise des réfugiés, « Les Limbes ».

Trois contextes de crise, chacun traversés de sentiments contradictoires : désespoir, rage, espoir, peur, indignation… la liste est longue. « Les événements qui surviennent actuellement au Proche et au Moyen-Orient me touchent particulièrement. Je pense au combat des Kurdes pour leurs libertés, ainsi qu’aux conditions d’accueil inacceptables auxquelles se confrontent les réfugiés en Europe. Ce projet est une occasion exceptionnelle d’essayer de rassembler des sensibilités tant individuelles que collectives autour de ces problématiques. », explique Marc pour éclairer ses choix.


A Syrian refugee woman and her baby have no other choice but to sleep on the floor in a crowded train going to the Austrian border. Villany - Hungary, in September 2015 .
Une femme réfugiée syrienne et son bébé n’ont pas d’autre choix que de dormir sur le sol d’un train bondé roulant en direction de la frontière autrichienne. Hongrie, Villany, Septembre 2015 – © Emin Özmen/LeJournal


Ces trois sujets, tous présents à leur manière dans notre actualité, permettent au musicien de construire un regard singulier sur « le chemin que l’humanité a pris » et de lui donner la forme musicale d’une « épopée ». D’où le choix du terme MYTH comme nom donné au projet général : « Un mythe est une façon particulière de voir les choses, un parti pris pour l’histoire. Quand nous parlons d’anciens combattants politiques, de résistances à l’ordre établi, de militants qui ont expérimenté ou accédé à des libertés en se battant, nous faisons le choix de transformer certains de ces faits passés en mythes, en exemplarités, en histoire qui compte ses héros. ». Et c’est dans les images d’Emin que le musicien les a trouvé.

MYTH est un de ces « partis pris pour l’histoire », le choix d’une certaine perspective construite au travers des yeux et des oreilles de deux hommes traversés par une indignation commune contre l’indifférence.



Riot police uses tear gaz and water canon during the Gezi park protest in Taksim square- Istanbul, Turkey, 4.06.2013
La police anti-émeute utilise des gaz lacrymogènes et des canons à eau durant la révolte du Parc Gezi sur la place Taksim – Turquie, Istanbul, 04.06.2013 – © Emin Özmen/LeJournal


Le nom du premier volume, « MYTH I : A last dance for the things we love » (« une dernière danse pour les choses que nous aimons »), résonne déjà comme une pulsion musicale oscillant entre révolte et résignation, une pulsion de « survie » : « le projet final est une histoire sur la survie et ses étapes. », dévoile Marc : « C’est une musique intimiste et introvertie, mais qui puise sa sensibilité dans l’ouverture au monde. Ces trois disques, c’est un besoin de survivre, tant pour moi, que pour le monde qui m’entoure. »


Pour aller plus loin :

– Emin Özmen vit et travaille à Istanbul. Il est membre de l’Agence Le Journal. Son site : eminozmen.com

– Marc Euvrie est un musicien basé en Normandie, France. Il est impliqué dans la scène punk au travers de nombreux projets : The eye of time, mais aussi Aussitôt Mort, Karysun, Mort Mort Mort, et Sugartown Cabaret. Vous pouvez retrouver le projet « The eye of time » sur le site du label Denovali et sur bandcamp.

 


Image de Une, © Emin Özmen/Le Journal. Un homme en costume porte un masque à gaz. Le quartier de Gumussuyu est devenu le lieu de rassemblement des manifestants le plus important. Une quantité importante de gaz lacrymogène plane sur tout Gumussuyu. Turquie, Istanbul, 06.06.2013