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Jamais, peut-être, la photographie n’a-t-elle recelé autant de possibles : la diversité des moyens à notre disposition, leur facilité d’utilisation couplée à une sophistication technique sans précédent nous assurent des résultats que la photographie argentique rendait beaucoup plus incertains. Enfin libres ? Pas si sûr : jamais non plus le programme de la machine photographique n’a été aussi autoritaire. Ne photographions-nous qu’en liberté programmée ?



Rico Torres
Rico Torres


Réglage automatique de la tonalité et du contraste, pré-réglage de la balance des couleurs, colorimétrie programmée : il semblerait que tout soit fait pour que nous ne puissions rater nos photos et qu’elles aient un rendu le plus flatteur possible. Les modes programmes de l’appareil laissent de plus en plus de place aux modes scènes, comme une multitude de cas particuliers.

Des icônes désopilantes apparaissent : bougie, feu d’artifice, bonhomme de neige, coupe à champagne. Inutile de préciser que quiconque maîtrise un tant soit peu la technique de son appareil n’a nullement besoin de ces sous-programmes. Inutile de dire non plus qu’ils ne sont pas infaillibles. Mais ils rassurent en même temps qu’ils semblent décupler nos capacités techniques.



Et comment on fait pour photographier si on fait une fête dans la neige ?
Et comment on fait pour photographier si on fait une fête dans la neige ?


En réalité, ces modes scènes nous enferment dans le programme de l’appareil. Car ils correspondent à des décisions préalables qui sont celles de l’appareil et non les nôtres. Une sorte de doxa, de pensée commune photographique : un portrait devrait être à faible profondeur de champ, un paysage à forte profondeur de champ, la nuit est bleue, une peau doit être jaune orangée, etc… Et surtout, surtout, pas de photos pâles, pas de faibles contrastes. La luminosité de nos écrans rétro-éclairés nous a tant familiarisés avec des contrastes bien marqués qu’une photo à la lumière étouffée nous semble fade (les techniciens parle de contraste mou). Notons que, dans beaucoup de cultures orientales (Chine, Japon) la fadeur est une valeur positive menant à la subtilité et à l’harmonie. Mais nos machines à voir préfèrent la clarté et la lisibilité.



Bon d'accord, on supporte le pâle, mais à  condition de lui appliquer un filtre pastel
Bon d’accord, on supporte le pâle, mais à condition de lui appliquer un filtre pastel


Et cela va jusqu’au mode reconnaissance de scène, dans lequel l’appareil détecte ce que vous voulez faire sans même que vous le sachiez. Optimiser et ajuster sont les deux mots-clefs des fiches techniques des appareils : les rendus sont optimisés, les photos ajustées automatiquement, les sourires sont détectés, les yeux fermés du modèle bloquent le déclenchement de l’image. Une norme photographique s’installe. Le photographe est en liberté surveillée.



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Cette idée selon laquelle le programme qui est à l’intérieur de l’appareil photo conditionnerait le résultat, apparaît sous la plume du philosophe Vilem Flusser en 1996. Le programme de l’appareil imposerait donc des limites à la liberté du photographe : tout ce que nous pouvons faire avec l’appareil est déjà contenu dans son programme. Nos photos seraient donc pré-déterminées.

L’idée surprend mais elle ne peut que retrouver de la vigueur à un moment où l’appareil est devenu une machine à communiquer : les images produites sont-elles aussi libres que nous le croyons ? Vilem Flusser n’est pourtant pas aussi pessimiste que sa théorie pourrait le laisser croire. Aux contraintes du programme de l’appareil, il oppose ce qui est devant son objectif : le visible (le photographiable), la matière dont la photo permet de s’emparer. Et affirme que le visible, lui, n’a pas de limites. Que le photographe peut les repousser continuellement.



Photo de Marco Breuer : visiblement, le système de reconnaissance de scène a paniqué
Photo de Marco Breuer : visiblement, le système de reconnaissance de scène a paniqué


Alors que faire de toutes ces hautes pensées ?

C’est peut-être Vito Acconci qui nous donne la réponse à travers l’une de ses actions photographiques réalisées autour des années 70. Celle-ci s’intitule Throw (Jeter). Sans regarder dans le viseur, il arme son bras vers l’arrière et clic, prend une photo. Puis il fait mine de jeter son appareil vers l’avant et clac, prend une seconde photo. Deux images sans intention (du moins sans intention par rapport à ce qui est visé et capté par l’appareil). Deux images qui correspondent à un mouvement du corps de l’artiste couplé à une réalisation par la machine. Avec l’idée que, si l’intention de l’artiste et le programme de l’appareil se désolidarisent, alors, les deux redeviennent libres.

Voilà : jetez vos appareils…



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Et euh… Rattrapez-les !


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Bruno Dubreuil enseigne la photographie au centre Verdier (Paris Xe) depuis 2000. Il se pose beaucoup de questions sur la photographie et y répond dans OAI13.