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On voudrait croire qu’il y a des sujets plus grands que le photographe. Des sujets si moraux, si graves ou si existentiels qu’ils imposent leur évidence. Le photographe ne serait alors que le vecteur de photos qui se sont données à lui plutôt qu’il ne les a construites. Légende ou naïveté ? La photo relève toujours d’une approche, d’un type de regard, de stratégies visuelles. Passage en revue de quelques-unes d’entre elles à travers un sujet … définitif : la représentation de la mort.

On pourrait faire ça avec n’importe quel sujet : la cuisine, la maladie ou l’argent. On étudierait comment la photographie s’en empare, comment elle choisit de le traiter. Quels sont les différents points de vue adoptés par les photographes. Leurs idées, leurs concepts. Mais il en est un qui, par sa proximité avec chacun et les réactions qu’il déclenche, concentre toutes les attitudes possibles.

Réalisme brutal de la perte et de la douleur. Fables racontées aux enfants (tu sais, maman est partie pour un très long voyage). Croyances et espérances. Rituels. Immatérialité de l’absence.



Cathrine Ertmann, About Dying
Cathrine Ertmann, About Dying


La mort : qui n’y a pas été confronté ? Qui ne s’est pas demandé s’il y avait là matière à photographier ou, au contraire, nécessité à laisser l’appareil de côté, à renoncer aux images.

Entre voyeurisme viscéral et désir de comprendre l’incompréhensible, la photo de la mort se révèle d’autant plus indispensable que le corps mort n’est lui-même qu’une image : l’image de la vie qui, une seconde avant, était encore dans ce corps. Mais que saisir, que montrer, comment s’exprimer tout en faisant silence ?



Cathrine Ertmann, About Dying
Cathrine Ertmann, About Dying


D’abord, l’approche reportage : directe, parfois crue et difficile à soutenir du regard. Elle ne cache rien, est capable de regarder les choses en face, se confronte à la vérité des faits. Dans sa série About Dying, la photographe danoise Cathrine Ertmann s’est rendue dans un funérarium et a documenté les différentes étapes du parcours du corps pris en charge par l’institution. Une alternance de plans larges et de détails chocs soigneusement cadrés, de façon à ne jamais nous confronter aux visages : c’est ici une contrainte, celle de l’institution imposant de préserver l’anonymat des personnes décédées, qui a généré un certain rapport aux corps.

La couleur reste discrète, fidèle, sans grandiloquence. Les légendes sont documentaires, elles-mêmes d’une précision clinique (lire celle de la cordelette rouge). Un travail complet, engagé mais qui n’affiche pas ouvertement la subjectivité de la photographe.



Cathrine Ertmann, About Dying
Cathrine Ertmann, About Dying



Cathrine Ertmann, About Dying
Cathrine Ertmann, About Dying


J’ai déjà montré à plusieurs reprises combien la photographie journalistique avait intégré des procédés de la photographie conceptuelle. Exemple avec les photos avant/après de Walter Schels : même grossissement, même lumière. Mais que nous apprennent ces images ?



Walter Schels
Walter Schels


Dans le même genre, le travail de Daniel Schumann et Thomas Kellner, qui adopte le même procédé mais de façon moins figée, se révèle plus riche : lumière, fond, distance et cadrage évoluent au gré des modèles, créant ainsi des discours différents (la vie qui s’éloigne, la mort qui s’annonce).



Thomas Keller et Daniel Schumann
Thomas Keller et Daniel Schumann



Thomas Keller et Daniel Schumann
Thomas Keller et Daniel Schumann



Thomas Keller et Daniel Schumann
Thomas Keller et Daniel Schumann



Thomas Keller et Daniel Schumann
Thomas Keller et Daniel Schumann


Deuxième approche : la métaphore ou le symbole. Ici, la photo s’éloigne du réalisme pour transposer ce qu’elle a à dire.

Elle peut traiter son sujet de manière à ce qu’il semble raconter autre chose (métaphore). Ainsi Rudolf Schäfer, dans les années 80, avait-il joué de l’ambiguité sommeil / mort pour conduire le public vers ses photos. Effet de surprise garanti, mais effet politiquement correct tant le discours social autour de la mort appuie déjà cette idée de « sommeil éternel ». Grande douceur…



Rudolf Schäfer
Rudolf Schäfer


Le symbole : utiliser des codes esthétiques qui vont amener l’image dans une autre dimension que celle du réalisme. Ainsi les photos de morgue d’Andres Serrano, par la richesse des couleurs, le fond noir pictural, le choix des détails et, plus particulièrement des plaies, renvoient-elles à l’iconographie chrétienne (revendiquée dans tous les projets de Serrano). Le photographe travaille une matière réelle, mais il l’emmène ailleurs, dans son univers artistique personnel.



Andres Serrano, The Morgue
Andres Serrano, The Morgue



Andres Serrano, The Morgue
Andres Serrano, The Morgue


Certains moments photographiques de la série In Fine, par Eric Dexheimer, auraient pu compléter l’approche documentaire de Cathrine Ertmann (notamment les gestes des thanatopracteurs, ceux qui préparent le corps, le rendent visible). Mais il y a le traitement stylistique apporté aux images : noirceur charbonneuse (la nuit finale) ou blancheur aveuglante (l’ultime tunnel de lumière des Near Death Experiences). Ce filtre posé sur la photo s’ajoute presque systématiquement à la vision symboliste (mais pas univoque) du photographe.



Eric Dexheimer, In Fine
Eric Dexheimer, In Fine



Eric Dexheimer, In Fine
Eric Dexheimer, In Fine


Dans l’approche métaphorique ou symbolique, le photographe sublime son sujet, le plie ou le tord pour le soumettre à son désir. Poussé à son paroxysme, cette volonté peut mener à l’approche la plus éloignée du réel, celle de la mise en scène complète de la photo. Troisième approche qui nous autorise une petite respiration avec le célèbre et désopilant compte Instagram de Sandro Giordano (@_remmidemmi), #bodieswithnoregret.



Les italiens ne rigolent pas avec le temps de cuisson des pâtes...
Les italiens ne rigolent pas avec le temps de cuisson des pâtes… (image : Sandro Giordano)


Quatrième et dernière approche : l’évocation. Plus poétique que documentaire. Le (ou la) photographe semble parler d’une chose, mais le sujet visé, en filigrane est une toute autre chose. Quand Sally Mann livre ses tirages du champ de bataille d’Antietam (lieu de mémoire de la Guerre de Sécession américaine), chaque image, plutôt que montrer un lieu, semble transcrire le dernier regard du soldat qui va mourir, la dernière vision avant que les paupières ne s’abaissent une dernière fois.

Et même quand elle photographie ses enfants (Faces), ce qui pourrait être un geste d’amour et d’extrême proximité ne présente-t-il pas l’apparence d’un baiser d’adieu, d’un ultime fondu au noir ?



Sally Mann, Antietam
Sally Mann, Antietam



 Sally Mann, Faces

Sally Mann, Faces


Du face-à-face au contournement, la photographie de la mort joue beaucoup du focus sur le détail : la partie serait-elle plus expressive que le tout ? Ou serait-elle simplement plus supportable ?
Une manière de soulever légèrement le voile sur cette expérience muette, impartageable. À méditer à l’heure où le suicide en direct d’une jeune femme a enflammé les réseaux sociaux, sans que pourtant, les images ne montrent rien.

FIN ?