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Quels registres pour la photo de guerre ?

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Le photojournalisme de guerre peut s’appuyer sur des registres très différents : action, émotion, références iconographiques. Ces registres ont-ils su évoluer et poursuivent-ils les mêmes objectifs ?

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La photographie de guerre est indispensable. Elle informe, rend présent, fait éprouver. Dans son livre « Devant la douleur des autres », Susan Sontag affirme : « Les évènements sans image sont sortis de notre mémoire. » Elle cite à l’appui le conflit entre le Paraguay et la Bolivie, la guerre du Chaco (1931-1934), qui n’a laissé que très peu de photographies et est tombé dans l’oubli de la communauté mondiale. La photographie contribue donc aussi à porter pour l’Histoire la mémoire des conflits.

Mais elle a aussi des visées de propagande. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas nécessairement en faveur de l’un ou l’autre des acteurs du conflit : les reportages sur les populations civiles relèvent souvent de visées pacifistes ; que l’on se souvienne aussi du rôle contestataire d’une partie de la presse américaine pendant la guerre du Vietnam.

Résumons : informer, émouvoir et travailler pour la mémoire. Comment cela se traduit-il en images ? On peut distinguer quatre principales stratégies (j’en écarte ici volontairement une cinquième, celle de la violence extrême, si crue qu’elle est difficilement regardable), faisant appel à autant de registres esthétiques :

L’action : la photographie est prise de l’intérieur, en pleine bataille. Elle est un document pris sur le vif, qui s’affirme avec une évidence presque brutale. Derrière elle se laisse deviner la prise de risques du photographe, acteur périphérique du conflit qui n’hésite pas à se mettre en danger. Cette mise en danger se porte même garante de la vérité de l’image. Elle s’accompagne de codes évoquant l’action : photos bougées, floues, cadrages penchés. Autant de codes qui se transformeront en effets de style.

Raymond Depardon

Raymond Depardon, Liban, Beyrouth, 1978

L’émotion : la photo se choisit un sujet transitionnel. C’est à travers le personnage souffrant (ou la scène de souffrance) que le regardeur de l’image se sent touché. Registre trompeur puisqu’en réalité, le regardeur n’éprouve rien de la souffrance réelle du protagoniste, mais pas forcément inefficace puisqu’il peut nous renvoyer à des souffrances personnelles éprouvées dans le passé. Registre teinté aussi d’un certain voyeurisme. La vraie question reste : ce registre (celui qu’utilisent les campagnes de financement des causes humanitaires) génère-t-il de notre part, par-delà l’émotion, une réflexion engagée ?

David Turnley

David Turnley, Iraq, 1991

La référence iconographique : la photographie s’inscrit dans un registre d’image déjà connu. Deux grandes directions : l’image religieuse (descentes de croix, pietas et madones en pleurs) et peinture d’histoire (actions glorieuses à caractère moral édifiant). Il est étonnant de constater que ce sont ces images qui raflent les prix photographiques (souvent gagnantes au World Press Photo). Qu’est-ce qui est alors récompensé : la culture iconographique du photographe ? Sa capacité à fixer une image de la souffrance ou de l’action qui entre en résonance avec l’Histoire de l’Art ? L’image est-elle plus intéressante pour autant ou clame-t-elle seulement : « Eh oh, je suis un chef-d’œuvre ! » ?

James Nachtwey

James Nachtwey, Nicaragua, 1984

Joe Rosenthal

Joe Rosenthal, Iwo Jima , 1945

L’image décalée : elle n’est pas en contact direct avec les lieux du conflit mais opère un décalage spatial ou temporel. Elle peut néanmoins avoir un effet de réalité très fort. Ainsi en 1969, en pleine guerre du Vietnam, le magazine Life traite le conflit en publiant « One Week’s Dead » : les portraits (confiés par les familles, souvent en uniforme) des 242 soldats américains morts pendant la semaine. Un choc, une déflagration dans l’opinion publique : la mort a 242 visages.

Cette manière décalée de faire du reportage porte un nom : le reportage du jour d’après. Elle emprunte aujourd’hui des codes liés à la photographie contemporaine : un protocole de prise de vue strict et répété. En 2009, Ashley Gilbertson photographie les chambres à coucher de soldats (hommes et femmes) morts à vingt ans sur le front pendant les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Photos panoramiques sur des lieux intimes, témoins d’une insoutenable absence.

Ashley Gilbertson

Ashley Gilbertson : chambre de Brandon M.Craig

Quatre registres bien différents qui, peut-être, se complètent pour nous permettre d’approcher et de comprendre des évènements. Avec l’idée que ce serait trop exiger de la photographie qu’elle génère des prises de position et des engagements. Qu’elle témoigne avec justesse, pour être une image qui pense, c’est déjà beaucoup.

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