SHARE

Chaco est une province en Argentine. Depuis un an, Chaco, c’est aussi une maison d’édition indépendante de livres photos créée par deux photographes argentins, Verónica Fieiras et Martín Bollati. Et ce nom, Chaco Books, ils ne l’ont pas choisi par hasard : la géographie de la région imprègne toute la structure jusqu’au coeur du projet qui se cristallise dans le nom de la capitale : « Resistencia ». OAI13 a conversé par mail avec Verónica sur son éditorial, et sa manière de faire résistance par la photographie et les livres photos.



Reconstruccion_01
Verónica réfléchit à la forme à donner au premier livre photo de Chaco, Reconstruccion de l’argentine Rosana Simonassi, dont les photos sont ici exposées au mur. © Chaco Books

« La seule chose que nous consommons constamment, c’est de l’information, principalement sous la forme d’images. » – Verónica Fieiras


Verónica Fieiras et Martín Bollati vivent tous les deux entre Madrid et Buenos Aires. Proximité géographique oblige, ils se devaient de se rencontrer. Et de cette rencontre est née en 2016 la maison d’édition Chaco Books. Tous deux avaient déjà fait leur marque dans l’édition, mais ce nouveau projet leur a permis d’y ajouter la griffe argentine qui leur manquait.

En 2013, Verónica fonde les éditions « Riot Books » avec Ilkin Huseynov. L’idée était de pouvoir publier leurs propres travaux, ainsi que ceux de photographes aux écritures fortes et engagées. Martín fut l’un d’entre eux, avec son livre « A Kind of Loop » publié en 2014. Il a également co-édité « La Forma Bruta » avec le studio de design Koln Studio aux éditions « Cuadernos de la Kursala ».

Quand pour des raisons personnelles, Verónica met fin à l’aventure Riot Books, elle y voit l’occasion de se lancer dans un nouveau projet qui la rapprocherait de l’Argentine tout en gardant l’esprit Riot : « je ne pouvais plus continuer à travailler sous le nom « Riot Books » et je voulais me rapprocher de l’Argentine, d’où je viens, nous raconte-t-elle. J’avais envie de continuer à réaliser le même type de livres que je faisais avec Riot et je trouvais que « Résistance », le nom de la capitale de Chaco, contenait le même esprit que Riot avait. ».


Les livres Chaco nous font dialoguer avec notre monde d’images et avec nous-mêmes, consommateurs d’images

Cet esprit de Riot que l’on retrouve chez Chaco a trois versants :

– des histoires fortes prenant à bras le corps des problématiques sociales et politiques,
– combinées à des écritures singulières et atypiques,
– travaillées ensuite, par le photographe et les éditeurs, sous la forme d’un livre qui permet de faire dialoguer les lecteurs avec l’oeuvre.

Ce que Chaco apporte de nouveau :

– la mise en avant (non exclusive pour autant) de photographes latino-américains,

– un intérêt marqué pour les sujets portant sur la distribution et la consommation d’images, en particulier celles touchant à la violence diffusées dans les médias, et les effets qu’elles produisent sur nous. Que Chaco en ait fait une de ses marques de fabrique est « une sorte de coïncidence, souligne Verónica avant d’ajouter : en même temps c’est un sujet duquel on ne peut faire l’impasse aujourd’hui dans la mesure où la seule chose que nous consommons constamment, c’est de l’information, principalement sous la forme d’images. »



Soft_Touch_02
Soft Touch, © Brad Feuerhelm / Chaco Books

« Quand un sujet n’a plus d’yeux, il devient une « chose » pour laquelle vous ne pouvez éprouver d’empathie. Il passe du statut de « sujet » à celui d’ « objet » et peut donc être consommé et collecté. »


Soft Touch du photographe américain Brad Feuerhelm par exemple : « Les images sont issues de magazines pour détectives où les victimes et les tueurs ont toujours les yeux cachés. Mais cela importe peu : ce que Brad voulait questionner est la manière dont les médias de masse manipulent l’empathie collective en niant l’identité des sujets par l’usage de la biométrie, la pixélisation, l’obscurcissement et les barres de censure. Martín et moi avons décidé d’en faire un album de stickers car quand un sujet n’a plus d’yeux, il devient une « chose » pour laquelle vous ne pouvez éprouver d’empathie. Il passe du statut de « sujet » à celui d’ « objet » et peut donc être consommé et collecté. » , explique Verónica, puis de glisser ce qui, au-delà du travail de Brad, semble porter le projet Chaco, à savoir un humour amer aux frontières de l’absurde face à ce qui les révolte : « Aussi, nous trouvons dans la métaphore de l’album de stickers une image illustrée parfaite de la manière dont nous sommes collés à ce grand album absurde que nous appelons monde. ».



Soft_Touch_01
Soft Touch, © Brad Feuerhelm / Chaco Books


Le livre Reconstruccion de l’argentine Rosana Simonassi quant à lui, s’attache au voyeurisme morbide qui accompagne la médiatisation de scènes de meurtres. Rosana a collecté les images de femmes assassinées publiées dans la presse et devenues historiques au cours du XXème siècle. Elle a ensuite reconstruit les scènes de crime pour se photographier à la place de ces femmes.


Reconstruccion_03
Reconstruccion, © Rosana Simonassi / Chaco Books


Le résultat est un livre de photos où la victime est toujours représentée par le même corps, réduisant les faits à la seule information qui lui semblait essentielle dans l’existence à répétition de ces images : « montrer la machinerie du corps mort photographié, exposé et distribué dans le domaine public, avec les différentes conséquences que cela implique. », raconte-t-elle à Brad Feuerhelm dans une interview pour American Suburb X.

Verónica a ensuite suggéré à Rosana de ne jamais montrer les photos entières, et de les voiler afin de pousser le lecteur à être actif dans son désir de les voir, puisqu’il lui faut alors soulever le voile. Les corps échappent au regard en même temps qu’ils s’y exposent, mettant au jour la tension qui existe dans le regard du lecteur entre son sentiment d’attraction et celui de répulsion à l’égard de ces images.



Reconstruccion_02
Reconstruccion, © Rosana Simonassi / Chaco Books


Concevoir des livres permet aux membres de Chaco « d’expérimenter un haut niveau de créativité et de liberté », c’est-à-dire de chercher à aller toujours plus loin dans la forme à donner à un travail photographique et ce, sans restrictions.


« Pampa del Infierno », nerf de la résistance Chaco

« Dans notre maison d’édition, « Pampa del Infierno » est une publication collaborative en cours qui collecte des voix et des histoires de différentes parties du monde. Tout particulièrement celles racontant ce type d’évènements dont vous pensiez que les humains ne seraient jamais capables de commettre et que pourtant, ils commettent effectivement, rendant le monde peu sûr et les gens toujours plus vulnérables. » : au coeur de Chaco, la publication « Pampa del Infierno » occupe une place à part, puisque les éditeurs deviennent aussi producteurs engagés d’un type de contenu spécifique en collaboration avec des photographes. Des livres à forte teneur politique et conçus pour être le plus accessible possible, vendus sans intermédiaires pour la modique somme de 10€.



Pampa_Del_Infierno_03
Pampa del Infierno, © Rigoberto Díaz Julián / Chaco Books


Le premier numéro, « Pampa del Infierno I : Nochixtlán », est une réponse à l’escalation de violence qui, en juin 2016, fit 8 morts et 108 blessés à Nochixtlán dans le sud du Mexique lors d’affrontements entre enseignants manifestants et policiers. Les enseignants protestaient contre la réforme de l’enseignement scolaire mise en place en septembre 2013 : « Rigoberto Diaz, Martín Bollati moi, nous avons décidé de prendre un « Manuel des techniques d’utilisation de la force » (« Handbook of techniques for the use of force ») utilisé par les forces de police de la ville de Mexico et d’en publier les images, trouvées sur Internet. Ce livre leur sert de référence pour savoir comment ils devraient systématiquement appliquer la force. Quand on a à l’esprit les niveaux de violence du Mexique et d’Amérique Latine, cet outil est absurde.


Pampa_Del_Infierno_01
Pampa del Infierno I : Nochixtlán, © Rigoberto Díaz Julián / Chaco Books

« La protestation est devenue hors de contrôle, la police a réagi comme ils ont l’habitude de faire, le protocole a complètement échoué, des personnes sont mortes. Et cela se passe souvent ainsi quand vous mettez un pistolet dans les mains d’un policier et que cent personnes protestent devant lui. »



Imaginez un scénario où vous avez un nombre important de manifestants, que la situation commence à s’intensifier, et puis il y a les cris, la fumée, et cætera, et l’officier de police qui se met alors à penser « Ok, je devrais appliquer la technique numéro 3B… » Impossible ! C’est exactement ce qui est arrivé à Nochixtlán l’été dernier. La protestation est devenue hors de contrôle, la police a réagi comme ils ont l’habitude de faire, le protocole a complètement échoué, des personnes sont mortes. Et cela se passe souvent ainsi quand vous mettez un pistolet dans les mains d’un policier et que cent personnes protestent devant lui. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas avec ce système, car il est en soi pervers et violent.
», explique Verónica.



Pampa_Del_Infierno_02
Pampa del Infierno I : Nochixtlán, © Rigoberto Díaz Julián / Chaco Books


Sur leur agenda 2017, trois livres, dont deux avant l’été 2017, et peut-être le numéro 2 de Pampa del Infierno : « Cela signifie beaucoup de travail à venir et beaucoup de choses nouvelles à apprendre aussi. », et c’est justement ce qui fait vibrer Verónica, de se fixer des défis, et de les accomplir : « En ce moment, je travaille sur un livre développé par trois personnes : Nicolás Janowski – l’auteur -, Martin, et moi-même. Cette manière de travailler est nouvelle pour moi et je dois m’y habituer, m’améliorer, ce qui est difficile. Mais je trouve cela bien de s’obstiner, car on apprend beaucoup des autres manières de penser. »

Pas surprenant donc qu’à ma question de savoir ce qui est le plus excitant dans le fait de créer une maison d’édition, elle m’ait répondu : « Rester hors de la routine. »


Images Teaser des livres à venir :

Nicolas_Janowski
Fin Del Mundo, © Nicolás Janowski / Chaco Books

ANDRES_ORJUELA
Les images d’un livre en cours accrochées au mur. Archivo Muerto, © Andres Orjuela / Chaco Books



Pour suivre l’actualité des éditions Chaco Books, et acheter leurs livres, vous pouvez visiter leur site Internet, leur page Facebook et leur compte Instagram.