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L’épisode 2 de la saison 5 de la série américaine « Homeland » diffusé aux Etats-Unis en octobre 2015 semble presque normal. Nous avons bien dit presque. Sur les murs du camp fictif de réfugiés syriens ayant servi de décor au tournage, des graffitis en langue arabe saluent la série en des termes peu valorisants : « Homeland est raciste », « Homeland est une blague, et elle ne nous a pas fait rire », « #blacklivesmatter », « Homeland est une pastèque » – pastèque, ‘batikh’ en arabe, est synonyme de non-sens en Égypte. Un sabotage visuel de grande ampleur qui a capté l’attention de millions de spectateurs et des médias du monde entier.

| Toutes les images, © Arabian Street Artists


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“1,001 Blagues” © Arabian Street Artists



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Avec une audience oscillant entre 1 et 1,7 millions de téléspectateurs, tant du côté américanophone que du côté francophone, la série télévisée américaine « Homeland » – qui nous plonge dans l’univers d’une agente de la CIA enquêtant sur un marine américain ayant été détenu huit ans par Al-Qaïda – semble avoir trouvée son public. Mais Heba Y. Amin, Caram Kapp et Don Karl n’en font pas partie, ou du moins ils ne l’ont pas regardé d’un très bon oeil.

Heba est artiste visuelle et professeure en art visuel à l’Université américaine du Caire, Caram est graphiste designer et producteur culturel, Don est street-artiste, auteur et éditeur. Quand ce trio se faisant ironiquement appeler les « Arabian Street Artists » s’est vu demander en juillet 2015 de couvrir de graffitis un camp de réfugiés syriens fictif pour un épisode de « Homeland » afin de rendre le lieu plus « authentique », l’occasion était trop belle. Constatant que personne ne prête attention à eux sur le plateau, ils décident de taguer les murs selon l’inspiration du moment.



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« homeland est une blague et elle ne nous a pas fait rire.« , © Arabian Street Artists


C’est ainsi que, quand l’épisode est paru sur les écrans trois mois plus tard, les arabophones parmi le public ont eu la surprise de lire en arrière-plan des formules critiquant les intentions et la portée la série. L’emballement médiatique est immédiat : Time, Huffington Post, Zeit online, Egypt Independent, et d’autres médias du monde entier s’emparent du sujet.



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Capture d’écran Youtube de l’émission de télévision américaine « The Late Show avec Stephen Colbert » du 17 octobre 2015.


Heba, Caram et Don ont fait ce que l’on appelle du « Media hacking » – hacking médiatique – : une pratique consistant à s’infiltrer dans les failles d’un média ou d’un réseau social pour le manipuler ou pour « subvertir le message en utilisant le spectacle lui-même ». Dans leur cas, ils préfèrent appeler leur sabotage du « laughtivism » – en français « blaguivisme » : leur but, mettre en lumière, par le rire et l’ironie, les ambiguïtés à l’oeuvre dans le média grand public qu’est « Homeland » et les conséquences découlant de sa visibilité : « Ce qui rend la série ‘Homeland’ dangereuse est qu’elle prétend être critique en remettant en question les motivations de la politique étrangère américaine, tout en pervertissant l’image d’autres cultures en celle perpétuée par le complexe militaro-industriel. (…) Notre capacité à réaliser ce que nous avons fait ne pouvait avoir accentué notre conviction d’une plus belle manière. Le fait que « Homeland » ne dispose pas d’un seul expert régional ou de la langue comme membre de leur équipe en dit long sur le sérieux qu’ont les producteurs d’« Homeland » à s’« efforcer d’être subversif » et à présenter « Homeland » comme « un stimulant pour la conversation » (comme indiqué par Alex Gansa, showrunner de « Homeland » en réponse à notre graffiti). La subversion demande de la recherche. », déclarent les trois artistes sur le site de Heba.



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« Nous mourons« , © Arabian Street Artists


« Homeland » n’en est pas à sa première critique. Lors de la sortie de la saison 2, des politiciens libanais avaient notamment déploré la manière dont la série représentait la rue Hamra à Beyrouth : de commerçante et animée par de nombreux bars et cafés, la grande artère était devenue mal famée et patrouillée par des miliciens armés. Comme le pointe les artistes hackers, quand une fiction traite de sujets aussi contemporains que Al-Qaïda, l’Etat islamique, la politique américaine à l’égard du terrorisme et les conflits idéologiques, elle ne peut être inoffensive. Mal orchestrée, elle brouille alors l’information et construit des représentations biaisées et infondées.



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« Ce spectacle ne représente pas la visions des artistes », © Arabian Street Artists


Aux dernières nouvelles, on ne sait pas si les graffitis seront supprimés digitalement des images. Ce qui est sûr en revanche, c’est que la discussion sur les conséquences et les enjeux des représentations véhiculées par les films, séries et toute forme de fictions grand public reste ouverte.

Si l’on devait résumer ce détournement visuel en quelques mots ? Une subversion stimulant la conversation.


Pour aller plus loin :

– Des entretiens très intéressants du trio d’artistes ont été publiés. Si la liste complète se trouve ici, on vous recommande particulièrement celui réalisé par The Intercept. Celui-ci accompagne le documentaire « Homeland is not a series » produit et réalisé par la réalisatrice et journaliste américaine Laura Poitras.

– Vous pouvez aussi participer à la #watermelonrevolution sur Twitter lancée par Heba lors de la transmediale.



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