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2003 : début de la seconde guerre du Golfe, 2008 : séisme au Sichuan en Chine, 2010 : marée noire dans le golfe du Mexique, 2012 : affaire du viol collectif de New Delhi, 2015 : crise des réfugiés. Ces tensions politiques, catastrophes humaines et écologiques marquent l’actualité depuis une dizaine d’années et ont été couvertes par des médias et des photojournalistes du monde entier. Ce que vous savez peut-être moins, c’est qu’elles ont aussi toutes occupées les pages de magazines ou de portfolios mode, suscitant souvent de vives polémiques. Qu’a donc à faire la photographie de mode avec de telles problématiques ?


► ► ► Cet article fait parti du dossier : La photographie de mode, un genre à la recherche de ses frontières


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« Water & Oil » par © Steven Meisel pour Vogue Italie 2010 via imageamplified.com


« La photographie de mode s’inspire de tout. Elle vampirise tout, elle regarde tout.» – Nathalie Marchetti


Cyniques, terrifiants, honteux, déplacés. Les shootings mode « Make love not war », « Water & Oil », « Horror Story », « State of Emergency», de Steven Meisel pour Vogue Italie, « The wrong turn » de Raj Shetye et plus récemment la série « Der Migrant » de Norbert Baksa ont suscité polémiques et avalanche de critiques [1, 2, 3, pour ne donner que quelques exemples].

Et pour cause.

Conçue pour faire rêver, la photographie de mode crée, au travers d’une réalité idéalisée, un univers ou une histoire mettant en valeur des vêtements. Son objectif premier est le contraire de celui du photojournalisme ou de la photographie activiste, soucieux de rendre compte par l’image de faits ou d’idées. Son esthétique peut-elle dès lors être mise au service de problématiques qui dépassent le monde de la mode ?


Qui a répondu à nos questions ?

Nathalie Marchetti, rédactrice en chef photo de l’Express Styles à Paris.

Rachel K. Ward, doctoresse états-unienne en Média et Communications spécialisée dans les domaines de la mode, de l’art et du luxe.

Lewis Bush, photographe, journaliste, conférencier et curateur basé à Londres, au Royaume-Uni. Lors de la publication par le photographe hongrois Norbert Baksa de son shooting mode « Der Migrant », il a réagi sur son blog Disphotic en interrogeant le potentiel politique de la photographie de mode.


La photographie de mode, un moyen d’expression comme un autre ?

« Une série mode est pensée pour faire rêver ». En quelques mots, Nathalie Marchetti définit l’objectif premier de la photographie de mode. En mettant en scène ses modèles dans des univers où le réel est souvent idéalisé, elle nous vend – presque littéralement – du rêve. Et pour cela, tous les sujets semblent être valables : « Ce n’est pas un problème de remodeler dans son domaine quelque chose qui concerne la société et qui, à ce titre, touche forcément photographes et artistes. », nous explique-t-elle. Elle ajoute : « La photographie de mode s’inspire de tout. Elle vampirise tout, regarde tout, parce que c’est un milieu de création. ». En bref, « une série mode est belle ou intéressante justement quand elle va au-delà de la mode.». D’où son incursion dans des faits de société et des problématiques qui n’ont rien à voir avec la mode, comme les marées noires ou la guerre.



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« Make Love not War » par © Steven Meisel pour Vogue Italie 2007 via tommybeautypro


« Ce n’est pas un problème de remodeler dans son domaine quelque chose qui concerne la société et qui, à ce titre, touche forcément photographes et artistes. » – Nathalie Marchetti


Pour Carlo Ducci, directeur de rubrique à Vogue Italie, ce cloisonnement consistant à ranger dans des catégories distinctes mode et grandes problématiques mondiales correspondrait en fait à un « embargo psychologique silencieux » méritant d’être levé :

« il y a des situations spécifiques qui sont rarement couvertes par les magazines de mode (…) d’après une incompatibilité supposée avec l’ADN de ce domaine particulier de l’édition. Les faits sociaux extrêmes, les événements tels que les catastrophes, les guerres et les news sont laissés de côté presque par principe. Ils sont considérés comme trop durs, dans la mesure où ils évoquent et affectent de manière excessive notre vie quotidienne. Ne pas les voir (ou feindre de ne pas les voir) semble être actuellement un modus operandi universellement accepté par le système de publication en tant que tel ; cela nous rend tous «partenaires du crime», nous coupant une fois pour toute de nos vies quotidiennes, comme si nous avions couvert nos yeux avec un de ces masques de sommeil que nous portons en avion.», déclarait-il en avril 2014 dans le numéro 764 de Vogue Italie, numéro dans lequel paraissait le shooting mode « Horror Story » de Steven Meisel thématisant dans un remake de film d’horreur les violences domestiques subies par les femmes.

En d’autres termes, l’industrie de la mode devrait souffler sur les paillettes qui lui couvrent les yeux afin de regarder ce qu’il se passe autour d’elle.



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« Horror Story » par © Steven Meisel pour Vogue Italie 2014 via independent.co.uk


Ainsi, quand les photographes de mode tels que le hongrois Norbert Baksa et l’indien Raj Shetye furent sommés de se justifier suite aux publications de leurs shootings s’inspirant respectivement de la crise des réfugiés à la frontière hongroise et des viols collectifs en Inde, ils ont défendu leurs travaux auprès de la presse avec des arguments similaires. Les photographes de mode faisant aussi « partie de cette société », ils seraient, au même titre qu’artistes et journalistes, concernés par le sujet traité. « Je vis dans une société où quelque chose comme ça pourrait arriver à ma mère, ma petite amie ou ma sœur. », expliquait Raj Shetye lors de son entretien avec BuzzFeed.

La photographie de mode apparaitrait donc comme un moyen d’expression parmi d’autres pour éclairer situations de crise et faits de société. Alors que Norbert Baksa déclarait sur son site avoir voulu « attirer l’attention sur la complexité du problème de ces gens », Raj Shetye affirmait, toujours à BuzzFeed : « mon seul moyen de communication, c’est la photo. Faire des photos de mode est la chose que je fais le mieux. ».



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« The wrong turn » par © Raj Shetye via BuzzFeed



Problème : l’esthétique d’une photographie de mode est avant tout dictée par un souci de beauté destiné à mettre en avant des produits. Dans de telles séries mode, « il y aura toujours une tension inévitable entre le désir de mettre en évidence un problème social et la fonction première de la photographie de mode, qui est de vendre des choses. », résume Lewis Bush. Glamour, commerce et évènements extrêmes… Un cocktail d’éléments qui, pour beaucoup, ne passe pas.


Flirter avec la transgression : un exercice de style apprécié en photographie de mode, mais glissant


« Les meilleures photos de mode sont celles dans lesquelles tout est invraisemblable, à l’exception du vêtement. » – Rachel K. Ward


Faire le choix de sujets potentiellement polémiques n’a en effet rien d’anodin en termes commerciaux : « En recourant à un récit extrême, les vêtements sont mis au premier plan, et sont donc à leur meilleur pour l’industrie. », nous explique Rachel. Et si le photographe recourt à une esthétique glamour apparaissant comme déplacée, c’est aussi pour répondre à cette exigence de l’industrie de la mode : « la photographie de mode est un art, une vision exprimée par un auteur, d’un monde fantastique entretenant des relations variables avec la réalité. Comme au cinéma, l’auteur peut devenir provocateur et utiliser des aspects controversés et grotesques pour intensifier un récit. ». En bref, une provocation bien menée paie.



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« State of Emergency » par © Steven Meisel pour Vogue Italie 2006 via trendland.com


Pour la rédactrice en chef photo de l’Express Styles, quand on s’essaie à cet exercice, la frontière entre le bon et le mauvais goût, entre le glamour et le vulgaire ne « tient [cependant] qu’à un fil » : « Dans la série « The wrong turn », les mannequins ne posent pas bien. Il y a des hommes qui se tiennent d’une façon faussement sensuelle, un peu molle. En bref, il y a toute une mise en scène qui ne tient pas ». Pourquoi ? Parce que contrairement à celles de Steven Meisel, les mises en scène de Norbert Baksa et Raj Shetye seraient trop « premier degré ». Elle ajoute :

« J’ai beaucoup d’admiration pour Steven Meisel parce que, même dans des séries comme Water & Oil, il reste assez subtil et ne sort pas de son domaine. Il demeure respectueux des faits réels qui ont pu l’inspirer. Ce shooting ne porte pas forcément intrinsèquement un discours, mais il parle parce qu’il consiste en une belle représentation esthétique. La photographie de mode, c’est vraiment une histoire de beauté : la beauté des vêtements, la beauté des mannequins, la beauté des photographies. Il est vrai que la beauté peut être jugée de façon un peu artificielle, superficielle, mais quand quelque chose est vraiment très beau, on est forcément touché, et ça, c’est important. ». En bref, « la différence se fait par l’image, par le regard.»



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« Water & Oil » par © Steven Meisel pour Vogue Italie 2010 via imageamplified.com


« La mode est un cadre de maître qui tend à embellir et à neutraliser les sujets qu’elle met en scène, plus qu’à les valoriser pour eux-mêmes. Elle donne l’impression de les valoriser, mais ne le fait pas.» – Rachel K. Ward


Transgresser donc oui, mais pas n’importe comment. La subtilité de la photographie de mode repose en effet sur un jeu de déformation de la réalité qui prétend neutraliser la critique, en même temps qu’elle met en avant les produits présentés :

« Les meilleures photos de mode sont celles dans lesquelles tout est invraisemblable, à l’exception du vêtement.« , explique Rachel. Elle continue : « La photographie de mode est une force englobante qui montre simplement tout extrême comme étant chic et élégant. Mais en fonction du contexte, elle peut poser question. Ces images sont-elles une comédie et une mascarade de la réalité mettant en valeur les vêtements ? Ou sont-elles destinées à informer et éduquer ? Si elles ont une vocation éditoriale, elles ne consistent alors qu’en une idée vaporisée, en une pensée passagère qui peut certes inspirer quelqu’un, mais demeure le plus souvent peu mémorable. »

De manière générale, « la mode est un cadre de maître qui tend à embellir et à neutraliser les sujets qu’elle met en scène, plus qu’à les valoriser pour eux-mêmes. Elle donne l’impression de les valoriser, mais ne le fait pas.« 



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« Der Migrant » par © Norbert Baksa via huffingtonpost.fr


Du rêve au discours : comment politiser la photographie de mode ?


« La photographie de mode est un paysage visuel et les jeunes photographes doivent travailler à inventer son détournement.» – Rachel K. Ward


Cela ne signifie pourtant pas que la photographie de mode ne pourrait pas porter un véritable discours sociétal. Si on pense presque instantanément aux publicités de la marque « United colors of Benetton » qui défendent le multi-culturalisme en mettant en scène des stéréotypes, Diesel, Calvin Klein, et d’autres encore ont adopté une démarche similaire plus récemment. Pour son portfolio mode automne/hiver 2015, Exit Magazine, une publication bi-annuelle anglaise d’art, mode et photographie, a ainsi fait appel aux photographes Santiago et Mauricio Sierra. Sur leurs images, des modèles au genre fluide posent vêtus et parés de pièces de la marque de luxe « Chanel ».




Les choix de modèles – qui ont une certaine apparence, un certain genre et qui posent d’une certaine manière – et/ou de vêtements – qui ont des conditions de production déterminés – légitiment l’incursion de la photographie de mode dans des problématiques dépassant la mode, dès lors qu’ils questionnent les représentations et l’idéologie dominante qui la constituent.

Pourquoi la collection Printemps/Été 2016 de la couturière britannique Vivienne Westwood s’engageant dans la lutte contre le réchauffement climatique en dénonçant, notamment par la photographie, les risques de disparition de la ville de Venise a ainsi été aussi bien accueillie ? Parce que la couturière britannique l’a fait en collaboration directe avec la plateforme de protection de la ville, We are here Venice. Sur les images, les modèles posent au bord de l’eau ou dans les pagodes naviguant sur les canaux. Depuis une dizaine d’années, cette styliste s’est construite une réputation de militante de la mode dénonçant les dérives écologiques de nos habitudes de consommation, nous incitant notamment à n’acheter ses vêtements qu’en cas d’usure de nos anciens.



Certains diront que ces shootings, bien qu’ils soient porteurs d’un message social ou humaniste, ne sont à leur tour que des stratégies de communication bien pensées destinées à créer des images de marque : la mode étant « un portrait de la société » – pour reprendre les termes de Nathalie Marchetti -, elle s’approprierait ses transformations et ses problématiques contemporaines pour établir un dialogue entre les vêtements et les consommateurs. « Un problème important avec toute forme d’appropriation est que son évaluation est toujours très subjective, et essayer d’établir des règles pour définir ce qui constitue un acte d’appropriation universellement acceptable ou inacceptable est une tâche presque impossible. », note Lewis. Seule reste finalement, comme critère de jugement, l’attention portée aux implications que peuvent avoir une série mode : quelles représentations et quels traits culturels forment – de manière plus ou moins implicite – l’image, et au travers de quel parti-pris visuel ? À quel public la série mode s’adresse-t-elle et qui sera susceptible de la voir ? En ce qui concerne cette dernière question, force est de reconnaitre que, lorsque la marque, le magazine ou le photographe ont une large audience, l’image peut donner une visibilité bien réelle à des minorités culturelles et à des problématiques politiques, écologiques et sociales.


Alors la photographie de mode peut-elle faire rêver de tout ? Peut-être pas, mais il semble difficile de l’empêcher de parler de tout : « la mode est boulimique», tranche Nathalie Marchetti. Pour le meilleur et pour le pire ajouterons-nous… Quant à imaginer une photographie de mode véritablement subversive, et bien « tout est possible», pour reprendre les termes de Rachel, qui conclut : « La photographie de mode est un paysage visuel et les jeunes photographes doivent travailler à inventer son détournement.».

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