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Aller vers le grand public, cet outsider qui challenge la photo : la bonne résolution d’Olivier Laurent

2016
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Olivier Laurent, rédacteur en chef adjoint du British Journal of Photography

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Olivier Laurent est journaliste et rédacteur en chef adjoint du média de référence pour la photographie au Royaume-Uni : le British Journal of Photography. Observateur attentif de la photographie contemporaine et du photojournalisme, il a marqué les esprits en livrant en octobre 2013 un article-enquête sur l’histoire d’Emphas.is et sa faillite.

Il fait partie depuis le 16 décembre 2013 de la rédaction de FLTR, magazine hebdomadaire sur la photographie mobile. Quelques jours après son lancement, il nous accorde une interview Skype sur canapé Ikea en compagnie de son chat.

[pullquote type= »2″ align= »center »] »2013 a manqué de gros évènements » [/pullquote]

OAI13 : Qu’est-ce qui a marqué la photographie en 2013 ?
Olivier Laurent : En Angleterre, j’ai pu observer une ouverture un peu inattendue vers le monde de la photographie d’art, et plus spécifiquement sur le « photo book », c’est-à-dire le livre photo réfléchi comme un objet, avec une approche différente sur la narration et le design, en édition limitée. Ce succès est surtout dû à la popularité de l’auto-édition. Les livres deviennent de vrais objets d’art. On voit aujourd’hui de plus en plus de photographes se tourner vers la production de livres photo. Ils ne cherchent pas forcément à se faire éditer, mais plutôt à raconter une histoire d’une façon différente. J’ai été très surpris par des ouvrages comme The Pigs, qui ne sont pas des livres mais des reproductions de magazine. J’ai trouvé ce genre de réalisations rafraîchissantes. La production de livres n’est plus seulement réalisée par les éditeurs mais aussi par des indépendants. Je ne dis pas que les éditeurs ne prennent pas de risque en photographie et publient toujours la même chose, ce n’est pas vrai. Mais il y a un vrai vent de liberté et de nouveauté qui arrive avec l’auto-édition.
À part ça, j’ai trouvé que 2013 a manqué de gros évènements. Hormis le projet planétaire de Sebastião Salgado (« Genesis », exposé à la Maison européenne de la photographie à Paris, ndlr), il n’y a pas eu de grandes expositions qui fédèrent et amènent un public vers la photographie. Aux Etats-Unis, il y a eu l’exposition sur la photographie de guerre (War Photography), mais on ne la verra en Europe qu’en 2015.

OAI13 : Et les festivals ?
O. L. : J’ai été assez impressionné par l’édition de Paris Photo à Los Angeles. Ils ont été très imaginatifs en utilisant les studios de la Paramount pour recréer un New York fictif. Je ne sais pas s’ils ont voulu passer un message à la côte Est en recréant une ville fictive, mais j’aimerais croire que c’était une sorte de message à New York pour dire que la scène photographique y est dépassée et que l’avenir de la photographie aux États-Unis serait maintenant sur la côte Ouest. Je ne sais pas si les organisateurs de cette édition avaient tout ça en tête, mais je suis certain que des organisations new-yorkaises comme l’AIPAD (Association of International Photography Art Dealers) doivent s’inquiéter de voir des évènements comme Paris Photo débarquer sur la côte Ouest.

[pullquote type= »2″ align= »center »] »On se parle de plus en plus entre nous » [/pullquote]

OAI13 : Penses-tu que cette absence d’évènement fédérateur est symptomatique d’un milieu photo qui se tourne moins vers le grand public ?
O. L.: Oui. Il semblerait que dans le milieu photo, on se parle de plus en plus entre nous. On écrit pour que d’autres photographes ou magazines nous lisent, on présente des travaux pour la communauté et pour s’y faire un nom, plutôt que de s’adresser au grand public. Il existe bien sûr des acteurs de ce milieu qui ignorent cette tendance et essayent de se tourner vers le grand public, mais c’est rare.

OAI13 : À ton avis, pourquoi ce phénomène ?
O. L. : Je pense que c’est une conséquence des réseaux sociaux. Maintenant, on est tous connecté ensemble. Je suis « ami » sur Facebook avec 1 500 photographes, rédacteurs de magazines photo, éditeurs. On partage nos infos et on se retrouve avec un fil d’actualité spécialisé sur la photographie. Au bout du compte, les réseaux sociaux deviennent à la fois une source d’informations et le lieu où l’on diffuse nos informations. Finalement, on en oublie que l’accès au grand public est limité sur ce genre de plateforme.

[pullquote type= »2″ align= »center »] »Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les images des photojournalistes qui sont importantes, mais aussi celles de ceux qui vivent l’actualité » [/pullquote]

OAI13 : Qu’attends-tu de l’année 2014 ?
O. L. : J’aimerais voir un peu de changements dans le photojournalisme. Je trouve qu’on se focalise trop sur des sujet faits, refaits et revus. La guerre, la pauvreté, le malheur physique et psychique n’intéressent plus personne.

OAI13 : Le photojournalisme a-t-il besoin de se réinventer ?
O. L. : Pas nécessairement de se réinventer parce qu’il n’y a pas besoin de réinvention dans le photojournalisme. Ce qui compte, c’est de ramener le public à la photographie de presse et au photojournalisme. Voir des enfants morts en photo, c’est important, mais on en a tellement vu qu’aujourd’hui, ça n’a plus le même poids. Ces sujets doivent être traités et le public doit s’y intéresser. Sinon, ça ne sert à rien ! Il faut trouver une façon différente de véhiculer ces informations pour qu’elles aient à nouveau un impact.
J’aimerais par exemple voir des photojournalistes devenir des curateurs en ramenant, en plus de leurs images, des clichés réalisés par des locaux, ceux qui vivent un conflit au quotidien. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les images des photojournalistes qui sont importantes, mais aussi celles de ceux qui vivent l’actualité. Je rêverais de voir les manifestations en Ukraine à travers les yeux d’un photojournaliste puis à travers une sélection d’images amateurs faites au smartphone ou avec un compact. Plutôt que de vouloir transmettre la vérité par un seul regard, pourquoi ne pas créer un patchwork de toutes les vérités qui peuvent exister sur un évènement ?

[pullquote type= »2″ align= »center »] »Le grand public a maintenant une expérience plus intime de la photographie » [/pullquote]

OAI13 : Les produits culturels liés à la photographie (livres, expositions…) deviendront-ils grand public en permettant à tous de s’approprier la photographie ?
O. L. : Oui, et je pense que c’est déjà le cas. Le grand public a une expérience plus intime de la photographie maintenant, dans le sens où il n’est plus un simple acteur passif. Aujourd’hui, n’importe qui peut produire des images et les diffuser à un public large. Notre lien avec la photographie devient de plus en plus fort, et je trouve que c’est très bénéfique pour les photographes s’ils acceptent de s’adapter à ce phénomène.

OAI13 : Donc si je te suis, on aurait en fait deux tendances : d’un côté, un grand public qui développe un lien fort avec la photographie, et de l’autre, un milieu qui fait moins d’évènements grand public ?
O-L : Oui ! Et c’est le grand paradoxe ! On a un potentiel monstrueux ! Le grand public s’intéresse à la photographie et nous on reste dans notre petit monde à se parler entre nous. On oublie ce qui se passe en dehors de notre communauté. On oublie que le propre de la photographie est de raconter des histoires, et ce, au plus grand nombre.

OAI13 : N’y a-t-il pas une nouvelle dynamique en train de se créer ?
O. L. : Je crois surtout que le grand public évolue si vite qu’il n’attendra ni les photographes ni le milieu professionnel. On peut observer au quotidien des talents qui émergent en dehors des institutions actuelles. Rien que sur Instagram, tu trouves des personnes qui ont 500 000 followers, alors qu’il est rare de trouver des institutions photographiques qui en ont autant. Je trouve que notre industrie regarde un peu de haut ces outsiders. Comme leur conception de la photographie est différente de la nôtre, on les laisse de côté. Alors qu’on devrait établir un dialogue plutôt que de les ignorer. On devrait pouvoir analyser ces phénomènes de grande échelle et y participer.

[pullquote type= »2″ align= »center »] »Nous sommes dans une dynamique de changements dans laquelle les professionnels n’ont quasiment aucun contrôle » [/pullquote]

OAI13 : Le British Journal of Photography a justement lancé FLTR, un magazine hebdomadaire consacré à la photographie mobile. C’est un pas vers le grand public ?
O. L. : J’écris au BJP depuis 6 ans et sur les 18 derniers mois, je me suis rendu compte que j’écrivais de plus en plus sur les nouveaux acteurs de la photographie : des compagnies comme Apple, Instagram, Facebook, Twitter qui, dans la plupart des cas, portent peu d’attention à la photographie. Apple ne s’est jamais dit : « On va créer le meilleur appareil photo qui existe au monde. » Ils ont créé un téléphone connecté à Internet et qui avait un appareil photo. C’est le grand public qui en a fait son principal appareil.
Instagram, au départ, ne s’intéressait pas du tout à la photographie. Ils voulaient faire une sorte de Foursquare (application de partage de lieux dans une ville, ndlr) avec des images. Mais ils se sont rendu compte que la photographie seule avait plus de potentiel. Aujourd’hui, ils font partie des grands acteurs internationaux de la photographie.
Ce que je trouve effrayant, c’est que toutes les institutions qui ont marqué la photographie, que ce soit des fabricants ou des institutions culturelles, ne sont plus aussi importants que ces nouveaux acteurs, qui sont pourtant vraiment en train de définir ce que va devenir la photographie, et sans attendre l’avis des anciens.
Nous sommes dans une dynamique de changements dans laquelle les professionnels n’ont quasiment aucun contrôle.

OAI13 : Quelle est ta bonne résolution 2014 ?
O. L. : Je veux faciliter le lien entre les nouveaux acteurs de la photographie et notre communauté. Je veux dialoguer avec ces entreprises qui sont en train de changer la photographie, pousser la communauté à s’adresser à elle et au grand public.

Olivier Laurent, rédacteur en chef adjoint du British Journal of Photography

Olivier Laurent par Laura Morton

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