SHARE

Penelope Umbrico, Dina Kelberman et Erica Scourti ne prennent pas de photographies – ou très peu. En revanche, elles aiment bien mettre de l’ordre dans celles des autres. Ça tombe bien, des milliards et des milliards d’images sont disponibles en ligne.



"Body Scan" (2014), Erica Scourti
« Body Scan » (2014), Erica Scourti


Quand à la rédaction d’OAI13 on m’a proposé de développer ma propre rubrique, je me suis mise à dresser une (longue) liste de thèmes, de sites, d’artistes et d’idées. En arrière-plan, un nœud de questions me revenait sans cesse à l’esprit : dans quel contexte s’inscrit une image et dans quelle mesure celui du web permet d’expérimenter de nouvelles manières de pratiquer la photographie ? La question est vaste. Je me suis donc décidée à chroniquer des expériences photographiques liées à l’internet.

Qu’est-ce que cela signifie de poster ou de rebloguer une image sur Internet ? Ces images ont-elles une « valeur » ? Méritent-elles que l’on s’arrête dessus ? Influencent-elles le travail de photographes ?

On admet facilement qu’une image a, physiquement parlant, un début et un fin. Replacée dans une série, elle s’inscrit dans une histoire ou un réseau de relations visuelles qui peut s’appréhender plus ou moins en un système réfléchi. À l’inverse, sur les moteurs de recherche, les images se déclinent, à partir d’un seul mot clé, à l’infini; sur les réseaux sociaux, des milliers de personnes en postent, en partagent et en rebloguent à chaque seconde sans qu’aucune logique précise ne semble y présider. Plutôt que de laisser ce flux s’écouler en un océan – en apparence – sans forme, des artistes sont allés s’y baigner et en ont fait la matière même de leur travaux photographiques.


Dina Kelberman passe des heures sur Google pour faire de son Tumblr une oeuvre d’art

Si vous tenez vous-même un blog tumblr constitué d’images disparates trouvées sur Internet, vous comprenez très certainement la lubie de Dina Kelberman à chercher et sélectionner soigneusement des photos de pâte à modeler multicolore, de (différentes teintes de) jaunes d’oeufs agglutinés, de spaghettis verts, de salles de sport sans fenêtres ou encore d’emballages de bottes de foin (réalisés par une machine répondant au doux nom d’« enrubanneuse à balles rondes »). Les points communs entre ces images ? Des formes, des couleurs, mais surtout d’avoir toutes été trouvées sur Google Images et réunies en un tumblr, I’m Google.



"I'm Google", Capture d'écran
« I’m Google », Capture d’écran


L’artiste américaine Dina Kelberman tient ce blog pour le plaisir de collectionner des images trouvées sous la simple injonction de mots-clés et de les réagencer ensemble en une suite infinie d’images qui se répondent – ce que permet facilement le format de microblogging de tumblr. Plutôt que de s’en tenir à l’algorithme de Google Images établissant des similitudes visuelles sur la base du pourcentage des couleurs dans une image, elle préfère créer sa propre sélection en établissant des similitudes conceptuelles. Chacune des photos postées ne prend de sens que dans le flux d’images ainsi construit et c’est justement cet entremêlement de « quantité » et d’ « intimité » naissant de cette réappropriation personnelle qui la fascine, pour reprendre ses termes.



"I'm Google", Capture d'écran
« I’m Google », Capture d’écran



"I'm Google", Capture d'écran
« I’m Google », Capture d’écran


Sous les soleils de Flickr… il y a Penelope Umbrico

Si Dina s’intéresse aux communautés de partage en y contribuant directement, Penelope Umbrico y interroge nos comportements en cherchant et s’appropriant les photos personnelles des détenteurs d’espaces de stockage d’images Flickr. Personnelles oui. Originales ? Pas vraiment.

L’artiste new-yorkaise a passé des heures à illuminer son écran d’ordinateur d’images de soleil : des soleils aux couleurs chaudes de l’aurore, aux jaunes tranchants sur le ciel bleu de midi ou d’autres déclinants le soir. Des soleils avec ou sans : copyright, mains qui cherchent à l’attraper ou silhouettes se découpant dans des paysages paradisiaques. Ces images appartiennent à de parfaits inconnus qui n’ont d’autres points communs que d’avoir pris des photos pratiquement similaires.

Une fois son choix de photos de soleil fait, Penelope les a imprimées une à une comme pour reproduire l’acte de la photographie et en a fait des installations monumentales qui nous captivent par leur palette de couleurs et leur troublantes ressemblances. Exposée en 2011 aux Rencontres d’Arles dans l’exposition collective From here on, Penelope Umbrico fait partie des références dans ce type d’appropriation artistique.



"Suns from Sunsets from Flickr" (2006), Penelope Umbrico
« Suns from Sunsets from Flickr » (2006), Penelope Umbrico


Ce qui fascine Penelope dans ces images, c’est que leur publication contribue à créer de nouvelles pratiques photographiques collectives oscillant entre mimétisme et désir de se singulariser : que photographions-nous et partageons-nous ? Comment ? Pourquoi ? À cette communauté qui se construit sur les réseaux-web de photographie, elle donne une forme précise et une identité visuelle.



"Sunset Portraits" (2011), Penelope Umbrico
« Sunset Portraits » (2011), Penelope Umbrico


Si Penelope se focalise sur les images de soleil, c’est parce que ce sont celles que nous partageons le plus : « Je trouvais caractéristique que le soleil, qui apporte vie et chaleur par excellence, qui revient de manière constante dans nos vies, symbole d’illumination, de spiritualité, d’éternité, de toutes ces choses qui nous sont inaccessibles et éphémères, fournisseur d’optimisme et de vitamine D … soit aussi omniprésent et photographié de manière récurrente. » explique-t-elle dans la présentation de son projet. Pour l’artiste, banalité ne rime pas avec trivialité et cette ethnographie de nos comportements sur Internet n’a pas pour but de juger ou de critiquer ce qui pourrait s’apparenter à un acte inutile (publier une photo que tout le monde a déjà vu mille fois et qui ne ferait que se sur-ajouter à la marée de données en ligne publiée chaque jour) mais plutôt de montrer notre rapport affectif à la photographie et le rôle qu’elle joue dans notre recherche personnelle d’authenticité, particulièrement quand on la partage sur des réseaux sociaux.


Erica Scourti: mes photos personnelles sont ultra-connectées

Tout comme Penelope, l’artiste grecque Erica Scourti s’intéresse à la manière dont on construit un nouveau type d’existence dans ces communautés de partage en ligne et dont on y reconstruit ses expériences réelles : peut-on être créatif dans un milieu où toutes les photos semblent se ressembler ? Les photos que nous postons sur Internet sont-elles le reflet de « moments vrais et authentiques » de nos vies ou une reconstruction pour créer l’illusion devant le regard des autres ? Cherchons-nous la différence ou la similitude ? À la différence de Penelope, Erica s’intéresse aux pratiques des autres en faisant d’elle-même le « sujet-test » de ses travaux. Elle cherche ainsi à évaluer dans quelle mesure les plateformes d’échanges influencent et contribuent à l’élaboration de nos identités. Si comme le soutient l’artiste, celles-ci se construisent à travers nos expériences – et donc inévitablement à travers nos expériences collectives, alors ces espaces de partage méritent toute notre attention.



"So like you" (2014), Erica Scourti
« So like you » (2014), Erica Scourti


En 2014, l’artiste commence pour l’édition 2014 de la biennale de Brighton le projet « So Like You ». Celui-ci consiste à lancer des recherches sur Google Images en y important ses photos et documents personnels (lettres d’amour, flyers, etc.). Tout une série d’images similaires s’affichent alors sur son écran. Erica contacte les auteurs de chacune d’entre elles – lorsqu’elle arrive à en retrouver la trace – et leur demande de lui envoyer une image de leurs archives personnelles qui soit similaire à la sienne. Ce qui lie Erica à ces personnes n’est qu’une série d’algorithmes générés par un moteur de recherche. Pourtant, elle est amenée à voir ses propres souvenirs à travers les yeux d’étrangers. Son but ? Questionner le désir de chacun de prouver qu’il vit des moments et expériences « authentiques » en publiant des photos sur Internet et montrer à quel point celles-ci sont parfois étrangement similaires.



« Body Scan » (2014), Erica Scourti


Nous partageons donc nos expériences – plus ou moins authentiques, personnelles, originales, inédites, réelles etc. – sur Internet. Mais dans quelle mesure les images et les processus algorithmiques de nos applications et moteurs de recherche visuels influencent non seulement nos comportements, mais aussi nos perceptions en se calquant sur des normes et clichés sous-jacents dans nos cultures ? Dans « Body Scan », découvert cette année au festival d’art et technologie transmediale de Berlin, Erica se livre à la logique plus ou moins aléatoire des algorithmes de l’application pour smartphone CamFind en photographiant différentes parties de son corps. En laissant une intelligence artificielle les identifier et les définir, pour ensuite les mettre en relation avec d’autres images similaires, ce qui était au départ des images intimes de soi se trouve noyé dans d’autres qui, bien que renvoyant à la même chose (une bouche, une jambe, de la peau), lui sont pourtant étrangères et véhiculent une représentation stéréotypée du corps humain – les photos renvoient ainsi majoritairement à des photos de femmes à la plastique parfaite. Au fil de la vidéo, la voix de l’artiste égraine les mots clés d’un ton robotique ; ne faisant ainsi qu’accroitre l’impression d’assister à un processus de dépersonnalisation et de désappropriation de son corps.


Sur Internet, chacun est en même temps consommateur et producteur d’images. Mais peu sont les internautes qui donnent sens, forme et profondeur à ces nouveaux rôles et pratiques. La force des travaux de Dina, Penelope et Erica est de nous montrer différemment ce que l’on expose tous les jours sur le Web. Ethnographie de notre culture visuelle web ? Œuvres virtuelles ? Expérimentations photographiques ? Un peu tout ça à la fois.



Pour aller plus loin, vous pouvez consulter les sites de Dina Kelberman, Penelope Umbrico et Erica Scourti.